Page d'histoire : Premier tour de France cycliste Villeneuve-Saint-Georges, 1er juillet - Parc des Princes (Paris), 19 juillet 1903

Départ de la première étape du premier Tour de France à Villeneuve-Saint-Georges, 1903

En donnant le départ du premier Tour de France cycliste, Henri Desgrange ne se doute pas qu’il inaugure une épreuve dont l’histoire fera un objet du patrimoine national. L’homme, ancien clerc de notaire et recordman de l’heure cycliste, est le directeur du quotidien sportif L’Auto : il cherche d’abord à attirer des lecteurs et veut l’emporter sur son concurrent Le Vélo. Il y parvient sans peine. L’épreuve qu’il organise est l’objet d’un succès grandissant. Les lecteurs de L’Auto se comptent en dizaines de milliers quelques jours plus tard, en centaines de milliers quelques années plus tard. Les ingrédients de l’épreuve, faut-il le dire, se sont révélés décisifs : assurance financière, référence à l’identité nationale, transformation du spectacle en « grandiose ». Course particulière, sans doute, le Tour l’est d’autant plus qu’il touche au pays, à ses frontières, ses paysages, son sol. D’où ce modèle à la fois « standard » et spécifique, généralisable et unique, qui fait de cette course plus qu’un exemple.

La compétition par étapes a surpris, en 1903, par sa nouveauté : distances immenses, durée inédite. Le trajet transpose en fait le parcours des compagnons, la grande tradition « ouvrière » d’Ancien Régime, dont le XIXe siècle a gardé quelques traces vivaces. Le sport renoue ici avec une mémoire. Mais, surtout, la course repose sur trois principes d’organisation qui ont donné au Tour une cohérence durable. Trois principes, élaborés dès les premières années de l’épreuve, et qui en expliquent la relative unité ainsi que l’impact imaginaire. Le premier tient à une convergence particulière entre le sport, la presse contemporaine et les stratégies publicitaires (un journal et des commanditaires « soutiennent » l’épreuve, ils en exploitent l’image pour gagner des marchés) ; le second tient à la création d’une mythologie, une légende populaire, à laquelle participe la « France » (les géants de la route, les forçats, le pays des mers et des grands cols) ; le troisième, enfin, tient à la création de rituels sportifs, mêlés à une gestuelle nationale (l’accolade des notables, les Champs-Élysées, les défilés).

Le financement et l’industrie

La réussite durable du Tour repose d’abord sur une convergence d’intérêts : l’exploitation d’un spectacle. Le journal finance la course pour mieux se vendre en la racontant. Il donne sens et unité à ce que le spectateur des bords de routes ne peut voir. Il capte un public : le tirage de L’Auto triple, du coup, en quelques jours (de 20 000 à plus de 60 000 exemplaires), alors que Le Vélo perd ses lecteurs. Succès amplifié,enfin, par le jeu publicitaire : la diffusion accrue renforce la valeur marchande des placards du journal. D’où l’investissement des fabricants de cycles pour soutenir le Tour ; d’où, aussi, leur tentative pour financer des équipes et, surtout, pour multiplier les annonces.  Le mécanisme publicitaire est décisif. Il est au centre de l’épreuve. Il sous-tend le Tour, aujourd’hui encore, avec cet autre médium qu’est devenue la télévision. Mais ce montage financier suppose, tout autant, une accélération des communications, une quasi-instantanéité des informations : cette diffusion nationale toute nouvelle à la fin du XIX e siècle.  La France du Tour n’est plus la France des terroirs isolés ; elle implique les « décloisonnements » contemporains. Résultats et classements doivent spontanément circuler, reportages et commentaires doivent, sur l’instant, parvenir au journal. La volonté des organisateurs est ainsi de faire de la modernité un enjeu de spectacle et de fierté.

Légende et héros

Les reportages alimentent plus encore les représentations. Les textes de L’Auto restituent tensions et dénouement, ils échafaudent une dramatique. Ils la créent même, quelquefois, de toutes pièces : la première étape, Paris-Lyon, du Tour 1904, s’est déroulée sans qu’il y ait de faits notables, par exemple, mais le texte de Desgrange relève des incidents, distingue des accélérations, des embûches. Garin, premier vainqueur en 1903, favori en 1904, multiplierait ripostes et parades : « C’est une véritable meute qui, la nuit, l’attaque sans cesse, le tâte, guette ses défaillances ».

L’article est voué au récit, il fabrique de l’histoire. Il fait davantage : c’est lui qui oriente l’admiration et, quelquefois, la fixe. C’est lui qui désigne l’« exploit ». Garin, dans cette aventure lyonnaise, devient un être exceptionnel : « J’ai gardé depuis pour ce Maurice Garin l’admiration que j’avais, enfant, pour les héros de la légende », avoue Desgrange. Le « petit ramoneur italien », naturalisé français et vainqueur en 1903, est qualifié de « superbe bête de combat »,de« routier hercule »,de« géant ».Il« faut des héros », avoue l’inventeur du Tour.  Le mot révèle, en fait, l’autre ressort de l’épreuve, son mécanisme imaginaire : la création, réelle ou supposée, d’une « légende »,la construction d’un espace mythique. Le Tour échafaude un monde, une galerie de figures magnifiées : une des premières olympes sportives modernes.

Une mythologie nationale

Cette dynamique s’est révélée d’autant plus marquante qu’elle a joué explicitement avec le sol d’un pays : la course est affrontement aux choses, aux lieux, mise en scène d’obstacles topographiques. Un décor où le cadre national joue dès lors un rôle central. Le milieu n’y est-il pas d’emblée historique ? La France des batailles, par exemple, celle du patrimoine. D’où un constant rapprochement, dans les commentaires, entre le présent et le passé,la« gloire » d’aujourd’hui et celle d’hier. Toute l’originalité d’une course « traversant » les appartenances nationales : « Ici un beffroi, là Poulidor, ailleurs l’histoire du Galibier, Lip, Victor Hugo... ».
L’Auto a longtemps donné le ton, dans ce jeu d’évocations : « Voici qu’ils m’éveillent le souvenir d’autres héros qui firent le même chemin, ces vieux grognards venus de l’île d’Elbe et débarqués de Fréjus qui s’en vinrent, à marches forcées, de Barrèmes au port de La Mure, là où La Bédoyère fit sa soumission à Napoléon ».

L’exploit du coureur déclenche un travail de remémoration, il évoque très souvent d’autres exploits, ceux de l’histoire de tous, en particulier, ceux des plus classiques pédagogies nationales. Un travail toujours présent : la galerie des héros flirte avec la mémoire, la géographie, la terre et son passé.

Mythologie de l’espace national, enfin : avec le Tour, triomphe l’image d’une France unifiée par le sol, plus forte, sans doute, que celle d’une France unifiée par la langue ou par les moeurs. La montagne, par exemple, ne « guette-t-elle pas les coureurs comme autant de proies »,en même temps qu’elle représente l’« infranchissable » ? Ses hauteurs ne sont-elles pas autant de remparts ? La France y acquiert une totale unité : installée entre mers et neiges, protégée, homogène. Elle renoue avec une représentation séculaire, celle du pays naturellement assemblé et défendu par son sol. Il faut mesurer la force inaugurale de ces grands principes fédérateurs. Il faut mesurer combien une telle course a pu charrier de mémoire.

Il faut mesurer surtout combien cette course a pu s’identifier à l’histoire du siècle, combien elle s’identifie, aujourd’hui encore, à l’image d’un pays : cartes postales distillées en continu par une télévision ayant pris avec opportunisme le relais du journal.

Georges Vigarello
professeur à l’université de Paris V
directeur d’études à l’EHESS

Source: Commemorations Collection 2003

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