Page d'histoire : François Rabelais La Devinière (près de Chinon), 1494 - Paris, 9 avril 1553

Page de titre de la 1ère édition du Tiers Livre, 1546,
avec la nouvelle présentation "humaniste"
des ouvrages de Rabelais.
L'interdiction en bas de page stipule que le livre
ne doit pas sortir de la bibliothèque, conformément à la règle
© cliché Bibliothèque nationale de France

Page de titre du seul exemplaire du Pantagruel
qui existe aujourd'hui
© cliché Bibliothèque nationale de France

Rabelais est un des grands écrivains français. Franciscain devenu bénédictin, puis prêtre séculier, père de trois enfants, il est également admiré comme légiste et médecin. Il a ainsi édité les Aphorismes d’Hippocrate. Dans sa vie et dans son art, il doit beaucoup à Érasme, à qui il adresse une lettre célèbre. Rabelais est médecin à l’Hôtel-Dieu de Lyon, quand des livres pantagruéliques, pas tous de lui, sont mentionnés dans une allocution faite devant la faculté de médecine à Nantes.

Les livres de Gargantua et de Pantagruel inquiétèrent les censeurs, mais Rabelais avait de puissants protecteurs, dont Jean du Bellay, évêque de Paris, le seigneur de Langey, Marguerite de Navarre, ses deux rois et, enfin, le cardinal Odet de Châtillon, futur anglican, qui encouragea Rabelais à écrire son Quart Livre, où il se montre particulièrement anti-papiste. Rabelais associe une profonde érudition humaniste avec une joyeuse exploitation de la littérature « vulgaire » appréciée à la cour et par un large public. Lui qui avait, comme franciscain, traduit des ouvrages de Lucien, devient le « Lucien français ». En tant que médecin, il est sûr que le rire est thérapeutique.

Joachim du Bellay, avec François I et Henri II, le place dans la plus haute catégorie de L’Art poétique d’Horace : il est utile-doux, il « mêle l’utile » – la moralité – avec l’agréable. Selon François 1er , ce sont les « gens sçavans et studieux de nostre Royaulme » qui attendent impatiemment la suite de Pantagruel. Montaigne juge Rabelais doux – « simplement plaisant » – et probablement utile-doux.

Chaque livre de Rabelais a sa propre spécificité, mais tous exploitent les complexités et les ambiguïtés des signes verbaux et gestuels.

Pantagruel est le livre où nous rencontrons Panurge, (le panourgos,le fourbe, l’inventeur d’innombrables tours de Villon), des contes et la comédie des signes. Pantagruel est présenté, avec un sourire, comme le successeur d’un livret sans aucune prétention littéraire, Les Grandes et inestimables Croniques de Gargantua, mais Rabelais emprunte pour l’editio princeps la page de titre qui figure sur des livres de droit publiés, comme Pantagruel, à Lyon. Des scènes se passent dans l’Utopie de Thomas More. Le rire y est en partie un rire de Mardi-gras, provoqué par une parodie des Écritures saintes. Le premier chapitre, qui nous montre l’ancêtre de Pantagruel assis à califourchon sur l’arche de Noé, s’inspire de Lucien et des Pirkei de Rabbi Eliezar ouvrage qui n’était pas encore traduit de l’hébreu.

L’humanisme y est représenté par la lettre de Gargantua. L’évangélisme domine la prière de Pantagruel devant la bataille contre Loupgarou.

Guargantua (1535 ou 1534) est plus nettement humaniste : il commence avec une allusion au Banquet de Platon et s’adresse à un public éduqué vivant à la cour. Ce livre est comme Socrate un silène, car son extérieur grotesque cache un « divin » savoir. Gargantua, mal éduqué par un père rustre et par deux théologiens de la Sorbonne, est guéri de sa folie par « un sçavant médicin » (Phrançoys Rabelais) et devient un chevalier de la Renaissance. La guerre picrocholine, influencée par Lucien et par des souvenirs d’enfance de Rabelais à La Devinière, est un chef-d’œuvre, tournant en ridicule l’empereur Charles Quint. Nous y rencontrons « Le Moyne » – Frère Jean, – parmi les plus réussis des personnages comiques de tous les temps : il devient l’abbé de Thélème (de l’Arbitre) où jeunes aristocrates humanistes et évangélistes, des deux sexes, persévéreront, en dépit des persécutions, « jusques à la fin ».

Dans sa structure et dans le détail, le Tiers Livre de Pantagruel (1546), dédié àl’esprit de Marguerite de Navarre, est dominé par le Droit, et suit Lucien en combinant discours philosophiques et comédie. Sous le thème d’un mariage possible de Panurge, Pantagruel, métamorphosé en un géant de l’esprit, aborde le problème du vouloir et des décisions, surtout dans les « cas perplexes », reconnus humainement insolubles par le droit romain. Il s’agit du plus difficile de ses livres, qui atteint le sommet de la comédie philosophique.

Dans le Quart Livre de 1551, Rabelais change de direction sous l’influence des œuvres de Celio Calcagnini et se fait mythologue. S’inspirant de Plutarque, de Luther, des récits des voyageurs, du Cratyle de Platon et, toujours, de Lucien, Rabelais, dans un esprit « shakespearien » mélange profondeurs religieuses et philosophiques avec la comédie la plus pure. Sûr de la protection du cardinal de Châtillon et, paraît-il, de Henri II, Rabelais se sent libre. Pantagruel, sage doué d’un génie socratique, garde son rire pour la fin du livre : dans la dernière page publiée par Rabelais avant sa mort, Pantagruel, au nom de Dieu et de la pureté, rit aux dépens d’un Panurge qui incarne la peur servile, la superstition et la scatologie.

Un Cinquiesme Livre, publié après la mort de Rabelais, contient – peut-être – des esquisses remaniées et complétées par Jean Turquet (serait-il de la famille protestante du Piémont ?).

L’ Index du concile de Trente condamne Rabelais comme « hérétique de la première classe » et, depuis sa mort jusqu’à l’édition du Sphère de 1666, il ne sera publié en France que sous de fausses adresses typographiques. Mais tout le monde le lit, l’appréciant comme le Démocrite et le Lucien français. Il est apprécié aussi pour les richesses de sa langue qui puise dans le grec, l’italien, les patois français, des langues techniques de la médecine, du droit, de l’agriculture et des métiers. Théodore de Bèze s’étonne de la profondeur du Rabelais comique. Voltaire le juge « quand il est bon, [...] le premier des bouffons ». Chateaubriand le range, avec Homère, Dante et Shakespeare, parmi les « génies mères » qui « semblent avoir enfanté et allaité tous les autres ». Rabelais avait « créé les lettres françaises ; Montaigne, Jean de La Fontaine, Molière viennent de sa descendance ». Gustave Flaubert le classe avec Homère, Michel-Ange, Shakespeare et Goethe. On ajoutera Honoré de Balzac, James Joyce et Alexandre Soljenitsine. Son influence est souvent discrète mais non moins pénétrante. On la voit à l’œuvre chez Francis Bacon, Voltaire, Denis Diderot, le Laurence Sterne de Tristram Shandy, Jonathan Swift, le Charles Kingsley des Water Babies, Anatole France et tant d’autres. Proust y fait allusion dans Sodome et Gomorrhe. Georges Perec le mentionne dans le « Postcriptum » de La Vie Mode d’emploi. Shakespeare était capable d’écrire des scènes entières en français : il est peu concevable qu’il ne l’ait pas lu. On compare le naufrage de La Tempête à l’orage du Quart Livre.

Rabelais, traduit en plusieurs langues, dont l’allemand et le russe, est lu partout dans le monde civilisé. Pour le Canadien Robertson Davis, il est le meilleur des Humanistes. Kazuo Watanabé, célèbre professeur à Tokyo, a par sa traduction géniale, fait connaître Rabelais à des générations de Japonais.

Le 8 mai 2002, le Guardian de Londres dressa la liste des cent meilleurs ouvrages littéraires de tous les temps. Homère, Dante, Shakespeare, Montaigne et Cervantes y figurent à côté, bien sûr, de Rabelais.

Michaël Andrew Screech
professeur à l’université d’Oxford
(All Souls College)

Source: Commemorations Collection 2003

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