Page d'histoire : Lazare Nicolas Marguerite Carnot Nolay 13 mai 1753 - Magdebourg, 2 août 1823

Lazare, comte Carnot par Charlemagne-Oscar Guet
Châteaux de Versailles et Trianon
© RMN / Gérard Blot

La mémoire française, que gèrent les noms démocratiquement attribués aux places et aux rues dans les villes et les villages, a quelque peu été saturée par le nom de Carnot, et par sa dynastie devenue un peu indistincte. Il y a pourtant, en premier, Lazare, l’Organisateur de la Victoire au Comité de salut public, comme on le disait encore dans les livres scolaires, répétant le surnom attribué dès la Convention thermidorienne pour sauver l’homme. Celui dont on célèbre le deux cent cinquantième anniversaire de la naissance est d’abord une belle figure d’ingénieur militaire. On reconnaît mieux aujourd’hui le rôle de ces ingénieurs de l’État pour le façonnement d’une mentalité de progrès, à la fois proches des réalités techniques et donc dépourvus du dogmatisme du positivisme, mais prêts à tenter les possibles ouverts par la mathématique des Lumières, une optimisation des rendements avec la rationalisation des tâches par une juste mesure des efforts. Aussi bien, les deux fils de Lazare, Sadi et Hippolyte, incarnent-ils la double filiation.  Le premier, Sadi Carnot, est le savant romantique et théoricien du rendement des machines à feu, comme il écrivait, ou des machines à vapeur que l’on a oubliées largement aujourd’hui. Le second, Hippolyte, est le ministre positiviste de l’Instruction publique en 1848, forgeant par l’éducation les valeurs mêmes de la République. Le petit-fils, un Sadi encore, est polytechnicien, ingénieur des Ponts-et-Chaussées, préfet, président de la République, organisateur des cérémonies consensuelles du centenaire de 1789, et doit hélas sa célébrité à son assassinat.

Avec le geste de Marcel Reinhard, le monde des historiens universitaires a commencé, dans les années 1950, à dépoussiérer le portrait héroïque du vainqueur de Wattignies, en manifestant la sagesse républicaine de Lazare Carnot. Au Directoire, il accepta en effet les conséquences d’un vote populaireen faveur des royalistes, et ne manqua pas de courage en utilisant les dispositions parlementaires pour s’opposer publiquement au vote de l’Empire. Ce qui rend plus critique son retour au premier plan lors des plus dommageables que grotesques Cent-Jours de Napoléon. Puis c’est le Carnot formé par les Lumières de l’Encyclopédie, en particulier par la quête mathématique, qui a été réévalué dans les années 1980. On a mieux pris conscience de la nouveauté de Carnot en matière de mécanique des machines, lorsqu’il définit la notion de travail et utilise à cet effet le produit scalaire, et ainsi mieux mesuré son influence sur le long terme scientifique. On a aussi mieux saisi le poids de son bon sens en calcul différentiel, et mieux établi son originalité sur de vieux problèmes de géométrie du triangle.

Il devenait temps de restituer l’unité intellectuelle et morale de Lazare Carnot, en politique, comme militaire, et en science ; il devenait raisonnable de parler d’une forme de génie à incarner les idéaux de l’Encyclopédie et de si bien réussir. Carnot est l’un des rares chefs d’État à avoir normalement été élu membre de l’Académie des sciences (en fait la Première classe de l’Institut). Il en a été démissionné par les journées de fructidor en septembre 1797, et a profité d’un premier exil pour des recherches astucieuses en géométrie. Ses résultats dirigent aujourd’hui encore les exercices que l’on fait au lycée sur les centres de gravité :il y a là un beau symbole intellectuel d’une science institutrice, en France surtout, où les choses de science sont si fréquemment pensées hors culture. Carnot est réélu à l’Académie des sciences, et devient un improbable ministre de la Guerre de Bonaparte ; il est à nouveau démissionné de l’Académie en 1816. C’est l’exil définitif à Magdebourg, où l’accompagne son fils Hippolyte. Sans quitter ses chers calculs algébriques, et sans cesser de s’intéresser avec la même passion aux affaires de France, Carnot prend encore le temps d’écrire des poèmes à la mode de son ancien collègue Pierre-Ambroise Choderlos de Laclos. N’a-t-il pas introduit en France le prénom de Sadi en mémoire du poète persan ?

Cas singulier sans doute, Lazare Carnot infirme la continuité du personnel d’État que Tocqueville perçoit de l’Ancien Régime à la Restauration. N’avait-il pas déjà dérogé, bourgeoisement s’entend, en créant le scandale à Dijon pour empêcher qu’une certaine Ursule de Bouillet, la femme qu’il aimait, n’épousât, sous la contrainte de son père, un homme plus conforme à son rang ? C’était en 1788. Homme public, Carnot donne bien des questions aux historiens de la vie privée.

Jean Dhombres
directeur de recherche au CNRS
directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales

Source: Commemorations Collection 2003

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