Page d'histoire : La prise de Malakoff 8 septembre 1855

La tour Malakoff, épreuve sur papier albuminé à partir d'un négatif papier
novembre 1855, Jean-Charles Langlois, dit le colonel
© RMN/B. Hatala

La guerre de Crimée est l’exemple même d’une guerre prétexte, d’une guerre de chancellerie, qui a éclaté toute seule à propos d’une question abstraite, sur des griefs anciens, sans animosité ni colère, sans esprit de conquête ni même de terrain d’opération choisi à l’avance.

Ni la protection des Lieux saints confiés à la France, ni le patronage des Chrétiens d’Orient revendiqué par la Russie, ni la liberté de navigation dans la mer Noire ne justifient une guerre terrestre en Russie. Les opinions, mal informées, sont artificiellement excitées, les états-majors se laissent surprendre. La réalité est que la Russie se lance dans une aventure, que Londres veut assurer sa prépondérance navale et que Paris voit une vraie guerre européenne qui efface les revers de 1815 et soude une nouvelle entente cordiale avec l’Angleterre à laquelle, pour mieux la dominer, Napoléon III joint déjà le royaume de Sardaigne.

À plus de 3 000 kilomètres de Marseille et 4 000 des côtes anglaises, cinq cents navires sillonnent les mers et approvisionnent une armée coalisée dont les effectifs passent de 30 000 à 240 000 hommes. Les troupes d’Afrique sont expédiées avec leur équipement léger et croient à une expédition sur une côte d’azur. Le froid l’hiver, la sécheresse l’été et la maladie feront beaucoup plus de victimes que les combats. Les erreurs de commandement sont nombreuses et les combats acharnés. Pendant ce temps, c’est le Carnaval aux Tuileries et l’Exposition universelle à Paris. On aura toutes les peines du monde à empêcher Napoléon III de se rendre sur la mer Noire. D’ailleurs, ira-t-on sur le Danube, en Ukraine ou en Crimée ? C’est ce dernier champ de bataille qui est choisi.

La campagne commence par une série d’opérations manquées, ponctuées par quelques victoires brillantes, toutes meurtrières, l’Alma, Balaklava, Inkermann, Tchernaïa, Traktir dont les noms deviennent familiers aux Parisiens. Finalement, tout l’enjeu se concentre sur Sébastopol, la grande cité-forteresse fondée par la grande Catherine et Potemkine, puissamment défendue et si difficile à investir. Après une année de siège et deux assauts repoussés, dont le deuxième, le 18 juin 1855, jour choisi comme l’anniversaire de Waterloo, n’a pas surpris les Russes, les combattants se sont rapprochés, parfois à 25 mètres des défenses dans des tranchées creusées dans le roc. En deux ou trois secondes, les tireurs d’élite logent une balle dans la tête de celui qui apparaît au créneau. 300 canons pilonnent les fortifications autour de la ville et l’assaut général sera donné par 50 000 hommes. Le jour du 8 septembre 1855 est choisi par le commandant en chef, le général Pélissier, assisté de Bosquet qui commande le 2e corps et de Mac Mahon, fraîchement débarqué d’Algérie, qui commande la 1re division, celle à laquelle est réservée, en raison de ses exploits récents, la tâche décisive de s’emparer de Malakoff.

Les Français appellent tour Malakoff une vieille tour arasée qui n’est que la partie centrale, mais la plus extérieure, d’une vaste forteresse que les Russes nomment Kornifoff. Cette forteresse possède quatre lignes de défense intérieures et une seule ouverture à l’arrière vers Sébastopol. Depuis les précédents assauts, cette ouverture a été resserrée et ne laisse que le passage d’un seul homme, pour empêcher l’envahissement du fort. Cette précaution sera cause de sa perte car elle empêchera sa reprise par les Russes.

L’escalade de Malakoff est presque impossible : six mètres de fossé, plus six mètres de parapet sous le feu de la mitraille et des boulets. L’assaut est donné à midi. Les zouaves grimpent sans échelle, à main nue, aidés de courtes pioches, se poussant les uns les autres. Parvenus au sommet, les Russes livrent un corps à corps farouche et seule la pression des nouveaux assaillants fait avancer la première ligne et reculer les défenseurs. La première ligne de défense est emportée, puis la deuxième. La troisième résiste et reprend la deuxième. Enfin toutes les réserves sont employées, les sapeurs découvrent par hasard des fils électriques reliés par des batteries à l’immense dépôt de poudre sous la forteresse. S’ils ne les avaient pas coupés, l’armée entière sautait. Le drapeau tricolore est alors planté sur la tour. Les Russes lancent trois contre-offensives mais ne peuvent franchir la gorge construite par eux-mêmes et que les Français, devenus défenseurs, commandent. À quatre heures, Malakoff est conquise, aucun autre point de la défense de Sébastopol n’a pu être emporté. Pélissier ordonne l’arrêt des combats.

Cet exploit a un héros, c’est le général de Mac Mahon. Celui-ci a fait l’admiration de l’armée toute entière par son ardeur, son mépris du danger, son activité, son ascendant sur les troupes. Il voulait prendre la tête de l’assaut. Ses adjoints l’ont retenu. Il a pénétré dans l’enceinte au cours des combats, s’est placé au sommet de la tour pour exhorter les hommes, aurait interpellé de vive voix le général russe Todleben et lancé le célèbre « J’y suis, j’y reste ! ». Ce mot a-t-il été prononcé ? Ce n’est pas sûr, mais c’est le propre des mots historiques de résumer toute une situation : ici, préparation méthodique, furieuse bravoure, détermination inébranlable. À 10 heures du soir, le ciel s’enflamme. Les Russes incendient leurs casernes et font sauter leurs dépôts de munitions en évacuant la ville.

Les récompenses viennent couronner cette glorieuse journée. Canrobert, Bosquet et Pélissier reçoivent le bâton de maréchal. Pélissier est fait duc de Malakoff. Mac Mahon pensait que ce titre aurait dû lui revenir. Il attendra trois ans le bâton et le titre de duc de Magenta.

L’expédition de Crimée apparaît, du point de vue militaire, comme le premier des conflits modernes. L’éloignement fait progresser la machine à vapeur, les premiers cuirassés apparaissent, et la Russie perd la guerre faute d’un réseau ferroviaire moderne. Une coalition armée entend faire la police dans une zone troublée au nom de la Communauté internationale. Les armements progressent. La précision de l’artillerie, le fusil à canon rayé, les carabines de précision, le blindage, gagnent en efficacité. Le rôle du génie et de l’approvisionnement devient primordial.

Du point de vue diplomatique, l’Angleterre et l’Autriche obtiennent des avantages substantiels. La France, qui est le grand vainqueur de cette guerre, n’en retire pas d’avantages concrets, mais un renforcement de sa situation internationale. Le Congrès de Paris qui clôt le conflit au début de 1856 est bien la revanche du congrès de Vienne. Il marque le début du rapprochement avec la Russie qui se développera jusqu’à l’alliance à la fin du siècle. Enfin, la question des nationalités est posée pour la première fois devant l’Europe. Par l’affirmation de ce principe aux conséquences encore voilées, Napoléon III apparaît comme le démiurge des temps nouveaux.

 

Gabriel de Broglie,
de l’Académie française

 

Source: Commemorations Collection 2005

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