Page d'histoire : Savinien Cyrano de Bergerac Paris, 6 janvier 1619 - 28 juillet 1655

Cyrano de Bregerac, poète
gravure de Le Doyen, XVIIe siècle
© RMN/Gérard Blot

Gloire à Cyrano !

Merveilleux Cyrano ! Prodigieux Cyrano ! Mais aussi insaisissable Cyrano ! Il a réussi malgré lui la mystification la plus inouïe de notre histoire ! Cyrano de Bergerac, le plus célèbre de tous les Français de par le monde avec Napoléon, de Gaulle, Molière et Louis XIV. J’ose ajouter Zidane et Platini ! Oui, Cyrano de Bergerac qui n’a rien et qui a tout, la laideur et le panache, et dont l’amour total, l’amour absolu, l’amour passion, l’amour caché finit par triompher même au-delà de la mort, oui ce Cyrano gouailleur, follement drôle et pathétique, oui ce « Mister de Bergerac » n’a rien à voir avec le « docteur Savinien de Bergerac » le vrai, mort il y a 350 années et que la France se devait de célébrer en 2005.

L’homme en noir était, nous osons l’écrire, mille fois plus héroïque, mille fois plus touchant, mille fois plus grand que son reflet scénique qui l’a pourtant rendu célèbre. Pour simplifier, disons que tout est faux chez l’un et que tout est vrai chez l’autre ! Faux donc drôle, émouvant, envoûtant chez le héros de Rostand, vrai donc douloureux, pathétique et déchirant chez l’illustre inconnu que fut le Savinien de Paris ! Car il n’a aucun rapport avec les illusions de l’autre ! C’est Edmond lui-même que Rostand a peint en son fier Gascon de la Porte Saint-Martin !

Rendons justice au nôtre, Savinien rata tout, gâcha sa vie au cours de laquelle aucun malheur ne lui fut épargné : trahi de toutes parts, ruiné, atrocement mutilé à la guerre, crevant de faim dans sa chambre misérable, assassiné, probablement, et vérolé jusqu’à l’agonie, Savinien de Cyrano ne devint célèbre que trois siècles après sa mort. Prenez une poignée de Gainsbourg pour la qualité d’invention de sa langue baroque et rebelle, ajoutez une poignée de Rimbaud pour sa solitude arrogante, son génie inventif, son homosexualité poignante et secrète, arrosez enfin d’un zeste de van Gogh pour son âme brûlée de visionnaire, sa folie, sa démesure, et vous obtiendrez Cyrano.

Il tenait son prénom de son grand-père Savinien, marchand bon bourgeois de Paris « conseiller et secrétaire du Roy, Maison et Couronne de France » qui posséda entre autres le fief de Bergerac sis près de Chevreuse. Notre Savinien de Cyrano est né à Paris en 1619. Baptisé en l’église Saint-Sauveur, il vivait avec ses parents rue des Vieux-Augustins dans la paroisse Saint-Eustache. Son père, piètre financier, dilapida l’héritage du grand-père, fuit Paris pour s’établir à Mauvières (et Sousforest devenu fief de Bergerac), dernier patrimoine des Cyrano. Abel avait sacrifié la fortune du grand-père, il sacrifia la jeunesse de son fils en le confiant à un bon prêtre de campagne qui prenait des « petits pensionnaires ».

À 12 ans, Cyrano est au collège de Beauvais à Paris où les études sont en latin, le français étant interdit. Savinien se morfond et se révolte. Il s’octroiera le nom de Bergerac à la vente de Mauvières et Bergerac cinq ans plus tard. Il se forgera un caractère d’acier sous une enveloppe de sensibilité rare. Il décidera voluptueusement de consacrer sa vie de poète à parcourir le français justement et, cosmonaute du mot perdu dans la prodigieuse voie lactée de cette langue française interdite, il va jouer sa vie à pile ou face durant le peu d’années qui lui seront dévolues. Il bravera tous les interdits, réinventant la langue française, y forgeant une kyrielle d’œuvres insolentes et fulgurantes d’audace et deviendra l’égal des plus rares poètes maudits de notre histoire.

À l’aise dans l’invisible rêve comme dans la lumière des ténèbres, il s’engage sur un coup de tête comme soldat de Gascogne et fait la guerre à 19 ans (!) pour se venger de tout, de sa famille, de son père, de cette vie qui l’a déjà violé, au propre et au figuré. Guerre contre les Espagnols et les Croates, qu’il livre engagé parmi les Cadets de Gascogne en s’étant fait passer pour l’un des leurs grâce à l’usurpation de son pseudonyme de Bergerac ! Il va devenir plus qu’un Gascon, un héros ! À 20 ans contre les Allemands à la frontière de Champagne, la compagnie est humiliée. Les Gascons défaits se réfugient dans la ville proche de Mouzon et là Savinien de Cyrano est blessé cruellement d’un coup de mousquet au travers du corps. Va-t-il succomber ? Non, car le 21 juin 1639 le maréchal de Châtillon les délivre et lors ils vont assiéger Arras, qu’ils prennent. Mais Cyrano reçoit là un coup d’épée dans la gorge. C’en est fini de la vie militaire. Il n’a que 22 ans !

Il loge au collège de Lisieux fondé rue Saint-Estienne des Grez. Il consacre sa vie à l’étude et se transfigure en elle. Il se lie d’amitié et d’amour avec Gassendi, Chappelle et Molière semble-t-il, qui n’hésitera pas à lui piller son célèbre « Mais que diable allait-il faire en cette galère ? ». Le poète maudit a fait place au héros. Plus d’argent, et cette maladie inavouable, la vérole ou la tuberculose, qui le ronge à en crever. Il accumule les dettes pour se soigner. Il a 26 ans, il en paraît 50. L’ombre de la mort se rapproche inexorablement. Dès 1653, il ne voyage plus que par l’esprit, en Angleterre, au Canada, en Pologne. Dans la nuit du ciel, les étoiles peuplent la solitude infernale qui lui pèse. En mai 1655, une bûche lui tombe dessus. Attentat, accident ? Dès le 23 juillet, on le transporte précipitamment à la campagne chez son cousin Pierre de Cyrano, où il s’éteint. Où a-t-il été enseveli ? J’aime à croire en chacun de nous.

Oui, le miracle et la résurrection eurent lieu grâce à son double c’est vrai, surtout. Et chaque Français porte en son cœur une poussière de cette si belle âme qui ne cessera de séduire et de grandir notre belle France car c’est dans cette poussière d’âme qu’ont pris racine nos valeurs françaises les plus sincères et les plus belles : la révolte, l’audace, le panache !

Francis Huster
comédien

Source: Commemorations Collection 2005

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