Page d'histoire : Victor de Riqueti, marquis de Mirabeau : l'Ami des hommes 1756

Huile sur toile de Joseph Aved
Paris, musée du Louvre
© RMN / René-Gabriel Ojéda

En 1756, débute la parution de L’Ami des hommes ou Traité sur la population, l’ouvrage qui va contribuer à la renommée de son auteur, Victor de Riqueti, marquis de Mirabeau, issu d’une lignée de négociants italiens établis à Marseille, anoblis au XVIe siècle, riches en terres érigées en marquisat depuis Louis XIV. Plus qu’à ses domaines en Provence ou en Limousin, il s’intéressera à sa terre du Bignon près de Paris, plus accueillante à une agronomie appliquée. Mais cet aristocrate introduit dans les milieux éclairés parisiens, outre la gestion de contentieux familiaux, que nous ne pourrons esquiver, a déjà publié en 1747 un Testament encore confidentiel, annonciateur d’un Mémoire concernant l’utilité des états provinciaux, qui a été remarqué, gardant la réputation ambiguë d’un plaidoyer pour les libertés de la province, empreint encore de nostalgie nobiliaire. Utile référence pour aborder L’Ami des hommes considéré par toute une tradition, en cours de réexamen aujourd’hui, comme l’un des textes fondateurs de la doctrine physiocratique.

Ce qui n’est vrai qu’en partie : certes on y trouve énoncés des principes comme le primat de l’agriculture, créatrice de la « vraie richesse », et la -condamnation de la finance, du luxe et de la « cupidité », dans un monde sous la conduite de propriétaires (qui sont encore des seigneurs) et d’un « roi pasteur ». Ce que cette lecture garde (pour faire simple) de traditionnel n’a pas résisté à la célèbre leçon de morale administrée au marquis par le véritable oracle de la physiocratie naissante, le docteur Quesnay. Mirabeau en a fait le récit dans une lettre à Rousseau (juillet 1757) : corrigeant la copie, le docteur critique la nouvelle édition du « Mémoire », que vient de produire le marquis, et lui fait garder sous le coude son « Traité de la monarchie ». Car c’est Quesnay qui, dans les articles « Fermiers » et « Grains » de l’Encyclopédie (1757) comme dans son « Tableau économique » (1759), définit alors la ligne du mouvement, opposant l’agriculture à l’héritage manufacturier du colbertisme, mais plaidant la cause d’une grande culture gérée par des propriétaires de type moderne, bénéficiant de la liberté des échanges, condition du bon prix, conforme à l’ordre naturel. Plus que comme une exigence d’ordre moral, c’est donc comme une science que se présente la doctrine nouvelle à laquelle le marquis se rallie, en même temps que toute une école se forme, avec l’abbé Baudeau, Dupont de Nemours,…

L’influence croissante de Lemercier de la Rivière contribue à accentuer la rigidité théorique des énoncés et pour toute une partie des philosophes (Diderot, Galiani), les physiocrates deviennent une « secte ». En 1767, -Quesnay a traité du « Despotisme de la Chine », et Lemercier de la Rivière élabore en ces années le concept de « despotisme légal ». Dans ce concert, le marquis de Mirabeau a tenu sa partie, en publiant en 1760 une Théorie de l’impôt qui lui vaut un embastillement de huit jours, mais aussi en 1763 une Philosophie rurale, puis entre 1767 et 1768 des Lettres sur la dépravation, la restauration et la stabilité de l’ordre rural, qui illustrent la continuité de son approche moralisante. On sait le déclin de la « secte » lors des années de la crise politique et sociale de 1770-1776, qui ont vu la chute de Turgot, sympathisant du mouvement.

Est-il loyal de profiter de cette retraite pour dévoiler un autre visage de l’Ami des hommes, qui donne à cette étiquette une tonalité assez grinçante ? Dans le quotidien, le marquis a été le héros, non point totalement atypique dans ce milieu, mais poussé à l’extrême, d’une saga familiale sordide, tyrannique vis-à-vis de ses enfants et de ses proches, aux côtés d’une Messaline qu’il a infectée de son venin. Sans développer plus qu’il ne convient un aspect que des biographes fort estimables (le duc de Castries) ont détaillé par le menu, on peut s’en tenir au tableau de chasse exceptionnel d’un père qui se vantait d’avoir obtenu du roi quarante-cinq lettres de cachet pour faire embastiller des membres de sa famille !

Et c’est là sans doute qu’il convient de se garder d’un malentendu : l’Ami des hommes, c’est « Mirabeau père », comme on dit, l’autre Mirabeau, qui a poursuivi de sa haine durant des décennies – de son enfance aux années 1780 – le rejeton monstrueux et génial qui allait faire la gloire de son nom, Honoré Gabriel Riqueti, comte de Mirabeau. De la carrière, des excès, des amours et des prisons, du débauché « Olympique » (?) suivant l’expression de Guy Chaussinand-Nogaret, devenu l’un des phares de la Révolution, nous n’avons pas à traiter ici.

Assumons le paradoxe de la double personnalité du père. Et gardons à cette belle devise de l’Ami des Hommes, pas tout à fait inédite, puis banalisée par la suite, toute la charge expressive dont elle reste porteuse. En ce tournant des années 1750 où tous les « indicateurs » semblent frémir, dans le domaine de la culture, de la religion, des sensibilités collectives, les enfants de Dieu (et du Roi ?) dans une élite, font place à l’Ami des hommes : ce n’est pas le même schéma familial ! Dans les décennies suivantes, à partir surtout de 1770, va s’affirmer le temps des philanthropes. C’est un curieux personnage qui l’annonce.

 

Michel Vovelle
professeur émérite à l’université de Paris I-Panthéon-Sorbonne

Source: Commemorations Collection 2006

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