Page d'histoire : Le Tableau économique de François Quesnay 1758

Version manuscrite du Tableau conservée dans la correspondance, notes et manuscrits originaux
du marquis Victor de Mirabeau aux Archives nationales,
Paris, 1758
Paris, Archives nationales
© Archives nationales. Service photographique

C’est dans les derniers mois de 1758 que François Quesnay (1694-1774) élabora son célèbre Tableau économique, la première représentation visuelle de la circulation des richesses dans un État. Fils d’un laboureur de Méré (Yvelines), il se tourna vers la chirurgie et s’établit d’abord à Mantes. Devenu le chirurgien personnel du maréchal de Villeroy, il joignait la pratique à des recherches théoriques et publia plusieurs ouvrages médicaux. La Peyronie lui confia le secrétariat de l’Acad émie royale de chirurgie qui venait d’être créée. Reçu docteur en médecine en 1744, Quesnay entra cinq ans plus tard au service personnel de la marquise de Pompadour et s’installa à la Cour. Ses travaux médicaux lui valurent d’être admis à l’Académie royale des sciences (1751) de Paris et à la Royal Society de Londres (1752). À Versailles, il logeait dans un entresol proche des appartements de la favorite de Louis XV où il recevait gens de lettres et savants. C’est là qu’il rédigea les articles Fermiers (1756) et Grains (1757) pour l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, ses premiers écrits économiques. Ils renfermaient déjà les grands principes de la « nouvelle science », baptisée plus tard physiocratie : la productivité exclusive de l’agriculture, seule activité qui dégage un « produit net », la primauté de la grande culture sur la petite culture, le bon prix des grains, la liberté du commerce, la nécessité de réformer l’impôt afin qu’il ne soit plus destructeur…

Quesnay chercha alors un nouveau moyen d’exposer ses principes de façon claire et synthétique. Il s’efforça d’établir, comme il l’expliqua au marquis de Mirabeau (1,) son principal disciple depuis leur rencontre à l’été 1757, « un tableau fondamental de l’ordre oeconomique pour y représenter les dépenses et les produits sous un aspect facile à saisir » et ainsi permettre de « juger clairement des arrangements et des dérangements que le gouvernement peut y causer ». Trois versions successives du Tableau économique, rédigées entre 1758 et 1759, sont aujourd’hui connues. La plus ancienne est un manuscrit autographe que Quesnay envoya au marquis de Mirabeau en décembre 1758 et qui est aujourd’hui conservé aux Archives nationales. Les deux versions suivantes ont été imprimées à Versailles, au cours de l’année 1759, sur une presse installée dans les Petits Appartements, à l’instigation de Mme de Pompadour, en vue de divertir le souverain. Le roi lui-même aurait d’ailleurs participé à l’impression et composé près de la moitié de la dernière version, une « très belle édition in 4° » : l’édition canonique du Tableau. Il n’en fut tiré qu’un petit nombre d’exemplaires. Quesnay les distribua à quelques proches et à ses principaux élèves. L’exemplaire qu’il donna en 1763 au jeune Pierre-Samuel Du Pont, futur de Nemours, est un des rares qui nous soit parvenu.

Le Tableau économique comprenait plusieurs éléments. Le Tableau proprement dit consistait dans la figure elle-même qui visualisait la distribution du revenu d’un propriétaire sous la forme du fameux « zig-zag ». La circulation s’y opérait selon deux grands canaux : les dépenses productives (biens agricoles) et les dépenses stériles (biens manufacturés et services). Dans la première version, le « zig-zag » était encadré par deux colonnes de texte et suivi de trois pages contenant vingt-deux « Remarques sur les variations de la distribution des revenus annuels d’une nation ». Ces dernières se transformèrent en Extrait des économies royales de M. Sully dans les deux versions imprimées, avec 23 puis 24 remarques et des notes étendues. Ces 24 remarques devenaient trente dans leur dernière version, éditée par Du Pont sous le titre de « Maximes du bon gouvernement économique », dans le recueil Physiocratie. Les « Maximes » formaient la partie normative du Tableau, les prescriptions à destination du roi visant à l’éclairer sur les conditions nécessaires pour garantir la bonne santé de l’économie et de ses sujets. Parallèlement à l’évolution des « Remarques », la figure du Tableau fut également modifiée. Dans la troisième version, la plus aboutie d’un point de vue esthétique, les colonnes de texte qui encerclaient le Tableau disparurent, laissant la place à un zig-zag aux formes épurées. Le texte des colonnes fut repris et étoffé par Quesnay qui les plaça à la suite de la figure en les nommant Explication du Tableau économique.

Le Tableau économique devint dès lors la matrice des travaux ultérieurs de Quesnay qu’il entreprit en collaboration étroite avec Mirabeau, en particulier la Philosophie rurale (1763), l’ouvrage majeur de l’école physiocrate au plan théorique. Ce dernier illustrait les riches possibilités qu’offrait cet outil visuel et arithmétique pour comprendre les sources de la prospérité du royaume et les obstacles susceptibles de la brider. Quesnay en simplifia aussi l’aspect pour qu’il soit plus accessible à ses lecteurs : il supprima les calculs intermédiaires dans la vingtaine de Précis du Tableau économique reproduits dans l’ouvrage en sus des grands Tableaux avec le « zig-zag ». Quesnay abandonna ensuite le « Précis » pour la « Formule arithmétique » dans ses derniers textes, à partir de 1766. Si le docteur maîtrisait parfaitement son invention, il n’en fut pas toujours de même pour ses élèves. Mirabeau se plaignait de sa complexité et regimbait à en user. L’explication qu’en donna l’abbé Baudeau dans les Éphémérides du Citoyen (1767-1768) n’aurait pas reçu le satisfecit du maître. Le Tableau économique connut d’ailleurs dans les générations suivantes une longue période de purgatoire avant d’être redécouvert par Marx en 1862. Les économistes lui ont porté un intérêt croissant depuis l’introduction de modélisations mathématiques de plus en plus sophistiquées dans leur discipline. Le Tableau économique inspire aujourd’hui encore des reconstructions rationnelles qui cherchent à en saisir les mécanismes à la lumière des outils modernes.

 

Christine Théré
responsable de l’UR « Histoire et populations »
Institut national d’études démographiques

 

1. Cf. Célébrations nationales 2006

Source: Commemorations Collection 2008

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