Page d'histoire : Boris Vian Ville-d'Avray, 10 mars 1920 - Paris, 23 juin 1959

Étonnante postérité que celle de Boris Vian, dont la vie se déroule à la manière d’un héros stendhalien…

Il est né dans une famille aisée dont la mère, mélomane, est à l’origine de son prénom et le père, excentrique, à celle de son ouverture d’esprit. Un rhumatisme cardiaque décelé dès l’enfance lui vaut une surprotection maternelle avec laquelle il règlera ses comptes dans L’Herbe rouge. La découverte qui le transforme à jamais est celle du jazz à l’adolescence. Il se met à jouer de la trompette puis se produit dans diverses formations, parfois avec ses deux frères, Alain et Lélio, ou son ami Claude Abadie. Par une espèce d’obligation due à son rang social, il entreprend des études d’ingénieur à l’École centrale, et obtient son diplôme en 1942 alors que, marié depuis l’année précédente, il vient d’avoir son premier enfant, Patrick. L’Association française de normalisation lui offre son premier emploi rémunéré, une sinécure où plusieurs œuvres littéraires seront composées. Raison médicale oblige, il n’a pu être mobilisé. Les rigueurs du moment sont évacuées par de nombreuses surprises-parties données dans la salle de bal de la maison familiale à Ville-d’Avray.

Ses premiers écrits datent de 1941. Il commence par un recueil de Cent Sonnets respectant tous la métrique classique, mais dont les sujets ont souvent rapport au quotidien ou à un monde fantasmé débordant d’un luxe disparu. Ce recueil, qui ne sera publié qu’en 1984 (Christian Bourgois), montre un poète déjà conscient du potentiel ludique du langage, dont le style n’est pas sans rappeler Edmond Rostand ou Henri de Régnier. Mais c’est en prose qu’il va bientôt déployer son talent, en produisant des récits loufoques nullement destinés à franchir le cercle de son entourage. C’est vers la fin de l’Occupation qu’il rédige Vercoquin et le plancton, satire du monde des fonctionnaires autant que manuel pratique de la surprise-partie comme activité obligée pour distinguer la jeunesse amoureuse du jazz des empêcheurs de danser en rond.

Or les Vian avaient comme voisins les Rostand, dont Jean, le fils d’Edmond, était déjà célèbre en tant que biologiste et humaniste. Le manuscrit de Vercoquin lui passe dans les mains, puis atterrit dans celles d’un certain Raymond Queneau. On devine la suite… L’auteur du Chiendent accueille avec enthousiasme le roman de Vian pour alimenter la collection de « La Plume au vent » qu’il vient de créer chez Gallimard. Cette impulsion inespérée encourage Boris Vian à poursuivre. Début 1946, il écrit un roman dont il ne saura jamais qu’il deviendra son chef-d’œuvre posthume : L’Écume des jours. Qui plus est, Gallimard lui fait miroiter la possibilité d’un prix littéraire, le tout nouveau « Prix de la Pléiade », destiné à récompenser un jeune auteur. Mais en juin 1946, c’est Jean Grosjean, le candidat de Malraux, qui gagne le prix pour son recueil poétique Terre du temps. Déçu, Vian n’en repose pas pour autant la plume. À partir de cette année-là, et sur une assez courte période, il écrira tous ses romans et nouvelles, à une cadence quasi effrénée.

Mais 1946 voit naître un mystérieux écrivain qui a pour nom Vernon Sullivan, en mal d’édition aux États-Unis. Vian prétend en être le traducteur, de mèche avec Jean d’Halluin, qui, pour ses Éditions du Scorpion, cherche un livre, de préférence la traduction d’un polar américain, mode oblige, qui procurera de grosses ventes. Le canular est monté en une soirée : on invente un auteur postiche, un titre accrocheur et une mise en scène réaliste. J’irai cracher sur vos tombes est né. Or ce roman, que Vian écrit à la va-vite pendant ses vacances d’été, va lui coller à la peau jusqu’à son dernier souffle, et pas toujours pour le meilleur, même s’il devient en 1947 le titre le plus vendu en France, toutes catégories confondues, et même si une adaptation théâtrale voit le jour et bientôt un scénario de film qui, bon an mal an, va passer à la pellicule pour produire une sorte de navet bien intentionné. Or le plus extraordinaire dans cette affaire n’est pas tant le coup de génie du canular, parfaitement réussi, que la récidive de Vian, sous le nom de plume de Sullivan, qui commet trois autres romans tandis que Vian écrit les siens propres : L’Automne à Pékin, L’Herbe rouge et L’Arrache-cœur, tout cela dans une alternance quasi régulière. Au milieu de cette fièvre d’écriture naît, en 1948, son second enfant, Carole.

Le début des années 50 est marqué par une succession de ruptures dans son parcours personnel, professionnel et artistique. Il divorce, cesse de jouer de la trompette pour raisons médicales et met un terme à sa carrière de romancier, à la suite des refus répétés de Gallimard pour ses derniers romans. Cependant, sa rencontre avec Ursula Kübler, danseuse aux ballets de Roland Petit, lui ouvre de nouveaux horizons et oriente ses activités vers l’opéra, le spectacle de scène, le sketch et la chanson. Et comme pour affirmer davantage l’hiatus avec sa vie antérieure, Vian est admis par acclamation au Collège de pataphysique, au sein duquel il peut donner libre cours à son génie inventif, tout en jouissant d’une parfaite communauté d’esprit avec les autres membres dont Eugène Ionesco, Jacques Prévert, Michel Leiris, René Clair, Paul-Émile Victor et Jean Mollet, dit le baron Mollet. Boris Vian meurt d’un arrêt cardiaque en assistant à la première cinématographique de J’irai cracher sur vos tombes, dont il avait toujours désavoué l’adaptation.

Au lendemain de sa mort, son nom se réduit à peu près au scandale lié à Vernon Sullivan (1947) et au « Déserteur », qu’il avait chanté sur scène alors que venait de débuter la guerre d’Algérie (1955). Seuls ses proches et une poignée d’initiés savaient qu’il était aussi écrivain. Grâce à des éditeurs visionnaires (Jean-Jacques Pauvert, Eric Losfeld) et des exégètes en avance de quelques coudées (Noël Arnaud, François Caradec, Michel Rybalka), c’est dans les années 60 que son œuvre accède à la postérité. Vont ainsi reparaître ou sortir pour la première fois ses romans, nouvelles, pièces de théâtre, poésies, chroniques, opéras, scénarios de films, chansons, synopsis de spectacles, et écrits pataphysiques. Son lectorat est constitué essentiellement de jeunes ou de moins jeunes qui refusent de vieillir, et son succès à l’étranger ne cesse de croître.

Si l’on a tendance parfois à réduire l’œuvre de ce polygraphe à quelques titres phares, comme L’Écume des jours ou L’Arrache-cœur, pour nous qui avons bouclé ses Œuvres complètes en 15 volumes chez Fayard (1999-2003), Vian, c’est quelque 10 000 pages de texte, dont la variété et la complexité ne sauraient se résoudre à quelques clichés réducteurs. Il resterait encore beaucoup à accomplir pour expliquer les mythes qui ont tôt entouré cet iconoclaste des belles-lettres, tant Boris Vian se trouve pris dans un ensemble de paradoxes que ne dément pas encore aujourd’hui une doxa qui continue de l’enfermer dans une image convenue mais superficielle. Par-delà l’écrivain tapageur, il reste une personnalité attachante, généreuse, pleine d’humour et surtout éternellement jeune.

Marc Lapprand
professeur à l’université de Victoria
(Colombie-Britannique, Canada)

Source: Commemorations Collection 2009

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