Page d'histoire : La Nouvelle Revue Française Paris, 1er février 1909

Tout centenaire incite au bilan. Comment tracer celui de La Nouvelle Revue Française, cette illustre revue qui demeure encore bien vivante… Si l’on remonte à ses origines, faut-il passer sous silence l’affaire du « faux départ », cet unique fascicule du 15 novembre 1908 que Jacques Rivière jugeait déjà, en 1918, « complètement oublié » et tout juste destiné aux « amateurs de curiosités bibliographiques » ?

En 1908, quelques écrivains, « revuistes » chevronnés, rêvaient de mettre un terme au gaspillage de leurs énergies dispersées entre des revues dont les plus précieuses à leurs yeux avaient disparu : La Revue Blanche, L’Ermitage, Antée… Et comme Le Mercure de France, « dominé par l’esprit assez suffoquant de Rémy de Gourmont » ne leur plaisait pas, ils souhaitaient une revue à eux. Mais ces six écrivains1 unis de longue date par l’amitié n’avaient aucune pratique de la gestion d’une revue, d’où l’appel à un lettré jugé expérimenté, Eugène Montfort, ancien « Naturiste », directeur du périodique Les Marges. La collaboration des deux équipes avait abouti en 1908 à la sortie d’un premier numéro dont Montfort avait trouvé le titre : La Nouvelle Revue Française. Hélas, faute de concertation, la tempête avait éclaté face à un éloge outré de d’Annunzio et à un dénigrement sacrilège de Mallarmé. Une rupture s’en suivit, Montfort abandonnant le titre tout en ironisant sur l’avenir de Gide.

D’aucuns auraient renoncé, mais André Gide, absent du numéro mort-né, moins que tout autre. D’où une reprise rapide, commandée chez Gide par « l’impression que, ou nous allions sombrer tous dans le néant,… ou c’est ensemble que nous arriverions à quelque chose ». Grâce à l’énorme matériel de correspondances et d’archives dont a disposé Auguste Anglès pour établir sa somme sur Gide et la NRF, de 1909 à 1914, on peut suivre au quotidien la marche du vrai départ dû à l’amitié qui unissait les pères fondateurs.

Autour de Gide, maître à penser incontesté du groupe, on trouvait Henri Ghéon (1875-1944), médecin et poète ; Jean Schlumberger (1877-1968), grand bourgeois d’un dévouement inlassable auprès de Gide ; André Ruyters (1876-1952), cadre dans une banque belge et linguiste émérite ; Jacques Copeau (1879-1949), habité par le démon du théâtre ; enfin Michel Arnauld (1871-1943), pseudonyme en littérature de Marcel Drouin, l’ami le plus ancien de Gide dans le groupe, et son beau-frère, normalien, philosophe, germaniste.

Tous se retrouvaient chez Gide, à Cuverville. Ils avaient en commun un dégoût pour « l’académisme », « le parisianisme », « l’opportunisme », ces plaies de la France selon Saint John Perse. Ils rejetaient le Romantisme, le Parnasse et, sans renier le Symbolisme, ils entendaient évoluer en dehors de lui. Attachés à l’autonomie de l’art, ils préconisaient « un classicisme ouvert à toutes les formes de la modernité », selon des exigences éthiques et esthétiques rigoureuses. Ils ne proposaient pas une révolution, mais une révision des valeurs attentive à toutes les formes de culture à l’étranger. Ils refusaient le néo-classicisme prôné par L’Action Française tout en se défendant d’être des cosmopolites déracinés. Leur titre, La NRF, un véritable « signe des temps » selon Péguy, exprimait leur programme, loin de tout réflexe cocardier ou maurrassien. La référence à Du Bellay dans le liminaire du 1er février 1909, modestement intitulé « Considérations », suggérait le devoir primordial de défendre la langue française et de l’illustrer dans le sens indiqué par Gide : « Aucune œuvre d’art n’a de signification universelle qui n’a d’abord une signification nationale ». D’ailleurs les Six avaient en commun une foi bien enracinée dans la supériorité du génie littéraire français.

Il est utile d’insister sur des aspects qui expliquent l’autorité prise par la revue, son prestige et sa pérennité. Il s’agit de la partie critique, jugée par les Six partie intégrante de la création littéraire, et hissée au niveau d’un genre très supérieur à l’acception habituelle. C’est par son appareil critique que La NRF a le mieux exprimé son esprit, ses principes, ses méthodes et la cohérence de ses choix. Jamais l’entente entre les Six ne s’est manifestée avec autant de sérieux qu’à l’examen minutieux des notes, lues, relues, corrigées en commun.

Curieusement, le labeur effectué par ce « comité de critique mutuelle » (AG) est passé inaperçu, alors qu’il a influencé toute l’histoire de la revue (40 % de sa pagination est constituée de notes, entre 1919 et 1940).

Ajoutons que les Six poussaient l’abnégation jusqu’à s’imposer le silence sur leurs œuvres personnelles. « Singulière Pléiade » que cette équipe où Gide et Schlumberger, fortunés, jouaient les bailleurs de fonds ; où la direction assurée de 1909 à 1911 par Copeau, Ruyters (gérant), et Schlumberger passait, de 1911 à 1914, au seul Copeau assisté d’un merveilleux secrétaire, Jacques Rivière (1886-1925). Atout majeur pour séduire les lecteurs : la qualité typographique des Presses Sainte-Catherine de Bruges, Gide allant jusqu’à surveiller lui-même sur place l’impression de certains numéros, et à commander à une fonderie de Londres l’accent circonflexe de Coûfontaine, l’héroïne de L’Otage ! Mais Gide également furieux en découvrant les coquilles qui déparaient « atrocement » Éloges de Saintléger Léger, en avril 1910.

Agrémentée de citations destinées à suggérer des patronages et de subtiles prédilections dans la partie Revue des Revues françaises et étrangères, La NRF gagnait rapidement en notoriété, en sortant en 1910 un numéro spécial éblouissant dédié à Charles-Louis Philippe2. Mais au-delà de cet accord sur les principes, la clé du succès de la revue au cours du XXe siècle se trouve dans l’influence de Gide, de 1909 à 1940. Attachant à la revue des auteurs auxquels il tenait – comme André Suarès –, veillant constamment à garder le cap : « Une revue mensuelle de littérature et de critique », Gide – « le contemporain capital » – a été, est resté, constamment un maître d’inquiétude, au sens du refus du confort intellectuel, de l’enfermement, ou des eaux stagnantes. À l’instar de Nietzsche, Gide a marqué La NRF par son désir de s’approcher des « régions inexplorées de l’homme pleines de dangers neufs ». Aux tenants de la tradition, il a demandé d’admettre que « ceux à qui la robustesse, la hardiesse, la curiosité et peut-être certaine inquiétude ambitieuse et passionnée proposent une aventure plus hardie s’en prennent à ces terres nouvelles sans être moins Français pour cela ».

Le champ d’action de la revue se prolongeait par les Entretiens d’été de Pontigny, fief de Paul Desjardins, qui demandait, en 1910, au « petit groupe excellent » de prendre en charge la décade littéraire.

Autre extension, recherchée dès 1909 par Gide : une maison d’édition étroitement associée à la revue. En mai 1911, un traité signé entre Gide, Schlumberger et le jeune Gaston Gallimard mettait sur pied un « comptoir d’édition » d’où sortaient pour commencer L’Otage (Claudel), Isabelle (Gide) et La Mère et l’Enfant (C.-L. Philippe). La couverture blanche au liseré rouge et noir portait, sous le titre, le fameux monogramme nrf dessiné par Schlumberger. Double profit : la revue annonçait les ouvrages à paraître ou parus ; les livres renvoyaient par des annonces à la revue. On sait l’essor prodigieux du « comptoir » à partir de 1919 et de la création de la Librairie Gallimard.

Nouvelle impulsion, en 1913, année où Copeau lance un défi à la scène française. Dans son article « Un essai de rénovation dramatique : le théâtre du Vieux-Colombier », il entendait restaurer « le sens sacral du théâtre » en élevant sur « des fondations absolument intactes un théâtre nouveau ». Doué d’un charisme étonnant, galvanisant comédiens et amis, Copeau bouleversait les habitudes scéniques.

Si Gide avait de bonnes raisons de s’extasier sur les progrès de la revue, ceux-ci n’allaient pas sans déboires ni secousses. Des attaques violentes s’abattaient sur une revue jugée pédante et hypocrite ; sur Gide, maître pervers, sur le groupe accusé de manquer d’une position nette à l’égard de la morale, de la religion et de la politique. La grogne incessante de Claudel mettait Gide en transes.

Par ailleurs, la revue commettait des bévues, la plus monumentale étant la méconnaissance de Proust, en 1912, éconduit pour cause de snobisme et de coût trop élevé, vu le nombre de volumes annoncés. Ce ratage célèbre sera rattrapé par Rivière et Gallimard à partir de 1914. On reprochera aussi à La NRF de n’avoir pas su garder Apollinaire et Max Jacob, ou d’avoir oublié Bergson, Romain Rolland, refusé Cocteau. Mariant modération et hardiesse, tradition et modernité, la revue a conquis la jeune génération. « C’était mon évangile » dira François Mauriac. Même Péguy, en 1914, se décidait à collaborer avec « cette petite bande de vrais écrivains ». Déjà, en 1911, Henri Poincaré lisait La NRF.

La Grande Guerre entraînait une suspension d’août 1914 à juin 1919 et dans le climat nationaliste issu de la victoire, le rétablissement d’une orientation commune s’avère délicat voire impossible. Pour les uns – Schlumberger, Ghéon, Arnauld, la guerre oblige à une révision des valeurs, à se vouloir utile, à rejoindre – pour Ghéon – le « nationalisme intégral ». Pour les autres, Rivière, Copeau, Gallimard, soutenus par Gide, la « démobilisation des intelligences » s’impose afin de préserver l’autonomie de l’art. Il est urgent, artistiquement, d’opérer une « détente des obligations civiques dans l’ordre de la pensée ». Gide, non sans hésitations, comprend que Rivière, par sa jeunesse, son immense talent, son rare ascendant, est l’homme de la situation. Rivière commence par ne pas soumettre aux Six, selon l’usage, le manifeste par lequel il introduit le numéro 69 de la « nouvelle série », en juin 1919, numéro fascinant, avec Proust, Claudel, Gide, Valéry… De nouveaux noms vont apparaître : Malraux, Breton, Aragon, Éluard, Supervielle, Artaud, Morand, Arland, Jouhandeau, Mauriac, Alain. On traite de Dada et du Surréalisme. On salue Conrad et Joyce. On se passionne pour Freud.

Pôle d’attraction de la vie d’après-guerre, forte de ses 7 000 abonnés en 1920, La NRF suscite à nouveau jalousies et attaques. Henri Béraud, prix Goncourt, se déchaîne contre les « Gidards », « les Folies-Calvin » les « Gallimardeux ». Claudel, s’en prend violemment à Gide « dont le nom signifie pédérastie et anticatholicisme ».

Mort à 39 ans de la typhoïde, Rivière a pour successeur Jean Paulhan, son secrétaire depuis 1920. Fidèle à la charte initiale, Paulhan s’avère un sourcier fabuleux, digne de Félix Fénéon, son modèle, l’inoubliable pilote de La Revue Blanche. Sachant drainer de nouveaux talents, ce maître alchimiste, par son art du dosage dans les sommaires, conduit La NRF à son apogée, à la dimension d’une véritable institution culturelle. Mais il se heurte à la politique éditoriale de Gallimard. Ce n’est plus la revue qui décide, c’est la maison qui la coiffe.
En 1928, La NRF tire à 12 000 exemplaires. C’est peu par rapport à la Revue des Deux Mondes (40 000) mais c’est considérable sur le plan de la qualité littéraire.

Arrive la Deuxième Guerre mondiale et l’Occupation. Ambassadeur d’Hitler, Otto Abetz déclare en juin 1940 : « il y a trois puissances en France : les communistes, la Banque et La NRF ». Au nom de quoi Gaston Gallimard, pour sauvegarder sa maison, est obligé de sacrifier la revue qui passe à la collaboration active sous la direction de Drieu La Rochelle, de décembre 1940 à juillet 1943.

Entré dans la Résistance, Paulhan ne pourra pas faire lever l’interdiction prononcée à la Libération. Il devra attendre jusqu’en 1953 pour relancer la revue grâce à Malraux, au grand scandale de Mauriac devant la résurrection de « cette chère vieille dame tondue ». Dirigée par J. Paulhan, M. Arland, D. Aury suivis de G. Lambrichs, J. Reda, B. Visage, et M. Braudeau, la « Jeanne Calment » des revues littéraires poursuit sa destinée singulière. Car on peut parler de « miracle NRF ». Elle a si profondément modifié les orientations de la création littéraire au XXe siècle que François Nourrissier a pu parler du « Siècle NRF ».

S’il fallait caractériser l’incroyable magnétisme que suscite encore la vision du monogramme on pourrait dire que La NRF a illustré la formule de John Keats : « en tout art, l’excellence, c’est l’intensité ».

Michel Drouin
chercheur au CNRS
Institut des textes et manuscrits modernes

1. Gide, Ghéon, Schlumberger, Ruyters, Copeau, Arnauld.
2. Voir notice pages 104-105.

Source: Commemorations Collection 2009

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