Page d'histoire : Antoine Bourdelle Montauban, 30 octobre 1861 – Le Vésinet (Yvelines), 1er octobre 1929

Centaure mourant dans l’atelier de Bourdelle - Contact d’après négatif sur verre
Paris, Musée Bourdelle
© Musée Bourdelle

Le jeune Antoine Bourdelle commence sa formation à l’école des Beaux-Arts de Toulouse avant de la poursuivre à Paris, où il travaille dans l’atelier de Falguière, fréquente Maillol et découvre l’œuvre de Rodin qui l’accueille ensuite comme praticien pendant de longues années. De 1885 à 1895, dans ses premières sculptures, comme Adam, Pallas drapée ou Hamlet, il démontre une certaine aversion pour la vraisemblance anatomique et les canons des proportions, bien qu’il soit issu d’une formation académique classique. Ses œuvres semblent plutôt traversées par une aspiration à questionner les signifiés et les iconographies culturelles établies : des croisements impurs et le dévoiement de la norme révèlent un tempérament prompt à l’anticonformisme. Dans son approche, on peut ainsi déceler les prémices de solutions plastiques et de trouvailles thématiques qui, diversement déployées, se retrouveront dans toute sa trajectoire artistique. La fascination pour le patrimoine mythologique, de la culture grecque en particulier, deviendra pour lui un répertoire narratif inépuisable : il n’aura de cesse de l’épurer, en le débarrassant de tout détail contingent ou anecdotique, pour en atteindre la vérité universelle.

Au cours des années suivantes, Bourdelle assimile les tendances esthétiques de la fin du XIXe siècle, qui viennent enrichir son imaginaire esthétique. Sa fougue expressionniste se radicalise dans le Monument aux Combattants et Défenseurs du Tarn-et-Garonne de 1870-1871, que Montauban, sa ville natale, lui a officiellement commandé. La visée commémorative du monument est entièrement transgressée au profit d’une mise en scène emphatique du geste guerrier. Le peuple est entraîné dans un vertige de fureur héroïque pour la défense de sa patrie : Bourdelle projette le contexte de la guerre franco-prussienne sur la scène mythologique de la guerre de Troie. La grandeur épique est exprimée par une sculpture frémissante, tumultueuse, organisée en scènes narratives. Fasciné par le caractère inquiet et tourmenté de la musique de Beethoven, auquel il consacre une série de portraits, il est convaincu d’une équivalence absolue entre ce qu’il veut atteindre à travers son œuvre et ce qu’il ressent en écoutant les notes du compositeur allemand. Parallèlement, sur les traces de Rodin, il se laisse séduire par la tendance symboliste. Dans Les Amants ou Le Jour et la Nuit, la matière brute, à peine esquissée, et la forme irrésolue mais évocatrice, deviennent le support d’une installation métaphorique et allégorique qui joue avec les signes, en les laissant circuler et s’éparpiller sur la surface et les volumes de la sculpture.

Cependant, pour Bourdelle, c’est sans doute la rencontre avec la peinture de Cézanne qui marque un tournant radical dans la définition d’un style accompli. De son enseignement, le sculpteur retient l’idée d’un retour radical à une forme primitive de l’expression artistique française : l’approche architectonique des tailleurs de pierre dans les cathédrales gothiques et romanes. Une forme austère, une structure pleine et géométrisante permettent au sculpteur de délivrer l’œuvre de la virtuosité qui l’avait affadie durant l’époque de la Renaissance, et restituent un art idéal et absolu. La découverte de l’Iphigénie d’Isadora Duncan, en janvier 1909, vient confirmer cette position. L’hellénisme primitif de la danseuse américaine inspire à Bourdelle la possibilité de s’approprier les valeurs formelles de la Grèce antique pour en revivre l’esprit, selon une perspective différente de celle qu’a assimilée le monde académique par la mythologie classique. Les chorégraphies de Duncan mettent en scène un monde archaïque puissant et vital, non pas exhumé d’un passé sclérosé, mais viscéralement traversé par des dynamiques intenses et toujours violentes, par une interconnexion énergétique entre le monde des dieux et celui des hommes. Cette même violence est restituée dans la tête d’Apollon (1909), véritable manifeste esthétique qui correspond à la phase la plus aboutie de son style. Le primitivisme auquel il s’était prêté se confond alors avec une adhésion idéale au monde et aux valeurs de la Grèce antique. Contre l’insuffisance et l’aridité morale du modernisme, il élabore une autre vision de la modernité considérant que l’art archaïque incarne en réalité l’homme dans sa plus profonde vérité.

Avec des chefs-d’œuvre comme Héraklès archer, Pénélope et Le Fruit, Bourdelle atteint sa propre idée de la modernité. Il la conquiert, littéralement, à reculons, à travers le retour à un passé vivant, contre la veine descriptive de la tradition académique classique, mais sans la renier totalement. Bourdelle met progressivement au point un style rude et solide, par la simplification des volumes, par la géométrisation et l’assemblage de formes pures. Sur le modèle des tailleurs de pierre médiévaux ou des sculptures archaïques, il veut atteindre l’essence plastique d’un dynamisme exclusivement structurel et non organique, qui découle de l’assemblage hétérodoxe d’éléments modulaires, de volumes préconstruits. Il crée ainsi un style extrêmement moderne, bien que fondé sur une syntaxe plastico-géométrique qui relèverait plutôt d’une époque ancestrale, où l’humanité se définit par le corps collectif qui soude son espace social à l’exclusion de toute identité individuelle. Son Centaure mourant (1914), où il allégorise la fin des dieux et la mort de l’artiste désormais mis en danger par le matérialisme du monde moderne, compte parmi les chefs-d’œuvre de la sculpture du début du XXe siècle.

Au lieu d’embrasser de manière acritique le formalisme qui allait irriguer les différentes avant-gardes du premier vingtième siècle, Bourdelle a tracé son propre parcours, en toute indépendance : c’est en cela qu’il est moderne. Il a l’intuition que la forme essentielle, simplifiée, débarrassée de tout détail superflu, est la formule matricielle qui contient en puissance tous les développements possibles de la forme particulière. L’archaïsme grec devient le modèle esthético-conceptuel qui exprime, à travers le style, ce primat rationnel de la forme et de l’intellect humain, et garantit à ce dernier et donc à la figure anthropomorphe une centralité esthétique dominante. Bourdelle épouse ce modèle sans compromis, et refuse autant le concept classique de corps organique que la ligne sinueuse et sensuelle des corps de Rodin ou encore la déformation anthropomorphe effectuée par les avant-gardes. Il voit au contraire la sculpture grecque du VIe siècle comme la plus haute expression d’une symbiose entre anthropocentrisme et réduction formelle. Dans l’imaginaire esthétique et conceptuel grec, l’homme est maître de sa faculté créatrice, dans un espace universel. Une symbiose si harmonieuse s’exprime plastiquement par une structuration en plans, assemblés comme des éléments architectoniques, par l’organisation modulaire de l’espace, par le choix de rythmes réguliers et presque jamais déséquilibrés, où s’installent des figures monolithiques, puissantes, qui retrouvent la frontalité et la fixité statique de l’art archaïque.

Giovanni Lista
directeur de recherche au CNRS

Source: Commemorations Collection 2011

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