Page d'histoire : Traité de Saint-Clair-sur-Epte 911

Depuis le début du IXe siècle, le mouvement viking avait désorganisé les états d’Occident, notamment l’empire franc et les royaumes qui lui avaient succédé. Les Scandinaves avaient réussi à s’implanter dans certaines régions, comme l’Angleterre du nord-ouest et l’Irlande. En France, deux tentatives eurent lieu. L’une d’entre elles, dans l’estuaire de la Loire, ne dépassa par une vingtaine d’années (919-937). L’autre aboutit à la création d’une principauté durable : la Normandie. Ses origines sont connues à travers l’œuvre de Dudon de Saint-Quentin, qui écrivit au début du XIe siècle une histoire des quatre premiers ducs de Normandie.

Le fondateur de la Normandie est le chef viking Rollon (forme francisée de Hrôlfr). Les spécialistes discutent encore pour savoir s’il était danois ou norvégien. En tout cas, exilé, il aurait trouvé refuge en Angleterre, où il aurait loué ses services au roi saxon, sans doute Alfred le Grand (871-899). Rollon a ainsi pu combattre d’autres Scandinaves, en particulier ceux qui étaient sur le point de constituer le « royaume d’York ». Il n’y a là rien d’étonnant : les combats entre Vikings étaient fréquents et ceux-ci, excellents combattants, n’hésitaient pas à servir les rois chrétiens comme mercenaires. En tout cas, Rollon a fini par arriver dans la vallée de la Seine (en 876, selon Dudon). Il se trouve alors à la tête d’une troupe qui comprend des Scandinaves et des Anglo-Saxons. Les conditions de son installation en France ont été bien étudiées par Lucien Musset, et réexaminées depuis peu par Pierre Bauduin.

À la fin du IXe siècle, Rollon continue d’agir en chef viking. Il -participe aux principales opérations militaires des Scandinaves, qui n’hésitent plus à s’attaquer aux villes : sièges de Paris (885 et 889) et de Saint-Lô (890). Au retour d’un siège de Paris, Rollon prend la ville de Bayeux et s’y empare de la fille du « prince » Béranger, nommée Poppa. Ce Béranger appartenait à la puissante famille des Hunrochides et contrôlait un territoire s’étendant du Mans à la mer (qui comprenait Bayeux). Bientôt, Rollon aurait épousé (de gré ou de force) Poppa, qui donna naissance à Guillaume « Longue-Épée », second duc de Normandie (v. 927-942). Il existe une autre tradition concernant Poppa, la rattachant à une autre grande famille, celle des Widonides. De toute façon, Rollon aurait conclu un mariage prestigieux, lui permettant de tisser des liens avec la haute aristocratie franque. Or les grands détenaient le pouvoir réel, car le roi était affaibli par les luttes entre dynasties concurrentes (Carolingiens et Robertiens).

Un certain nombre de grands se sont alors unis contre Rollon et sa troupe : Robert, marquis de Neustrie (frère du roi robertien, Eudes, mort en 898), Ebles Manzer, comte de Poitiers, et Richard, duc de Bourgogne. Ces princes coalisés infligent une grave défaite à Rollon, sous les murs de Chartres, le 20 juillet 911. Cette défaite du chef normand va ouvrir la voie à des négociations. L’initiative semble revenir au roi carolingien, Charles le Simple (893/898-922), qui n’avait pas pris part à la bataille. Le marquis Robert et l’archevêque de Rouen y jouent, eux aussi, un rôle très important. Ces négociations vont rapidement aboutir à ce qu’on appelle le traité de Saint-Clair-sur-Epte (2e semestre 911)

Nous ne connaissons ce traité que par le récit de Dudon de Saint-Quentin. La rencontre entre les parties a lieu à Saint-Clair, situé sur un petit affluent de la Seine, l’Epte. Rollon met ses mains dans celles de Charles le Simple, se reconnaissant ainsi comme son dépendant. En échange, le roi lui donne la main de sa fille, Gisla, et surtout lui cède la terre située « entre l’Epte et la mer », pour qu’il la tienne « en alleu et en propriété ». De plus, il lui permet d’aller piller la Bretagne, « pour qu’il puisse en tirer de quoi vivre ». Ensuite, la cérémonie semble tourner à la farce. Les évêques présents demandent à Rollon de baiser le pied du roi, en signe de soumission. Celui-ci refuse, mais délègue pour ce faire l’un de ses hommes, qui fait tomber le roi à la renverse, dans un éclat de rire général. La cérémonie se poursuit néanmoins. Le roi, les grands et les évêques prêtent un serment solennel, jurant de respecter l’accord conclu. L’une des clauses de l’accord concernait certainement la conversion de Rollon au christianisme. Dès l’année suivante (en 912 selon Dudon), il fut baptisé par l’archevêque de Rouen, de même que tous ses hommes. Il reçut le nom chrétien de Robert, celui de son parrain, le marquis de Neustrie.

La réalité de ce traité de 911 est prouvée par un texte de 918. À cette date, Charles le Simple cède aux moines de Saint-Germain-des-Prés les biens de l’ancienne abbaye de La Croix-Saint-Ouen (détruite par les Vikings), « à l’exclusion d’une partie de cette même abbaye que nous avons concédée aux Normands de la Seine, c’est-à-dire à Rollon et à ses compagnons, pour la protection du royaume ». Ce document montre quelle était la véritable contrepartie de la concession faite à Rollon. Celui-ci s’était engagé à empêcher d’autres Scandinaves de remonter la Seine et de poursuivre leurs ravages au cœur de la France. Dès lors, la nouvelle Normandie pouvait s’intégrer dans le royaume. Pourtant, Rollon comptait bien agrandir le territoire qui lui avait été concédé : en 924, il s’empara des régions de Bayeux et du Mans. Après sa mort, en 933, Guillaume Longue-Épée reçut du roi robertien Raoul le Cotentin et l’Avranchin (qui appartenaient alors aux Bretons). En échange, le duc se reconnut vassal du roi. Ces acquisitions permirent aux ducs d’occuper toute la province -ecclésiastique de Rouen, de la forteresse d’Eu jusqu’au Mont Saint-Michel. À partir de cette époque, la Normandie peut être considérée comme l’un des grands fiefs du royaume. Un siècle plus tard, en 1066, le duc Guillaume le Conquérant fut couronné roi d’Angleterre, ce qui entraîna un long conflit avec les rois de France. En 1204, conquise à son tour par Philippe Auguste, la Normandie devint définitivement française.

 

François Neveux
professeur émérite d’histoire du Moyen Âge
université de Caen Basse-Normandie

Source: Commemorations Collection 2011

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