Page d'histoire : Publication des Misérables de Victor Hugo 1862

Source gallica.bnf.fr / BnF

150 ans après, Les Misérables rayonnent, détachés de leur texte : figures plutôt que personnages, nébuleuse de moments et d’émotions plus qu’intrigue et péripéties, élans de pensée plutôt qu’idées. Cette source de jubilation et de ferveur, d’innombrables adaptations l’ont alimentée en tentant de la capter. Non sans raisons.

Écrivain discret, Hugo n’a guère laissé sur la conception d’ensemble des Misérables que cette énigmatique déclaration : « Ce livre a été composé du dedans au dehors ». Elle s’éclaire par l’examen des strates de la rédaction sur le manuscrit et désigne un élargissement – du moi aux autres et au monde, de la famille à la société, du présent à l’histoire et à l’avenir, de l’ici-bas à l’en-haut.

Au commencement, le tourment d’un roman personnel et familial. Son invention (1845) confesse et compense le gouffre moral où les années qui précèdent ont conduit Hugo : la mort de Léopoldine (1843) ; la honte et la culpabilité d’un flagrant délit d’adultère (1845) dont les suites pénales ont été épargnées au récent pair de France (1845) mais non à sa complice ; la mauvaise pente d’une carrière si bien « embourbée dans les grandeurs » qu’il n’a plus rien écrit depuis son entrée à l’Académie (1841) et qu’on le dit un « homme fini ». À travers toutes sortes de déplacements des identités et de retournements de l’abjection en héroïsme, de la déréliction en sublime, l’histoire de Jean Valjean, Fantine, Cosette et Marius tire sa puissance émotive de la réparation de ce désastre.

Deux grands fantasmes l’organisent. L’un, banal, est celui du juste persécuté, mieux : du bienfaiteur puni par une toute-puissance injuste ; l’autre, plus singulier mais pas sans exemple, montre un homme chassé du cercle des siens par sa violence, déchu, et que seul l’amour d’une enfant rattache à l’humanité. Hugo n’invente ni l’un ni l’autre, mais leur conjonction. Elle est illogique et les deux mythes étaient restés séparés : comment le juste serait-il le violent, un homme à craindre autant qu’à plaindre ? Qu’il le soit fait de lui, exactement, un misérable.

C’est par là, par l’assimilation de la misère du cœur et de l’âme à la misère proprement dite que le roman dostoïevskien primitif s’élargit en fresque sociale. Une foule de personnages, près d’un millier, d’abord absents ou réduits à des silhouettes (même les Thénardier et Javert) entrent en scène progressivement dans la genèse des Misérables. L’originalité du livre tient à cette ampleur inégalée, même par Tolstoï.

À la différence du roman psychologique fondé sur la rencontre de quelques caractères contrastés, il fait figurer tous les types et d’abord tous les âges, de l’extrême vieillesse à l’enfance, ignorée jusque-là du roman.

Surtout, à l’inverse du tronçonnage réaliste qui met chaque milieu à portée de ses personnages, il ouvre tout l’espace social, des “portières” aux souverains sans oublier les soldats et les bonnes sœurs, les préadolescents délinquants et les prisons. Il va jusqu’aux confins où les catégories se brouillent : forêts paniques, égouts, et banlieues qui entrent ici en littérature. Le Hugo des Misérables est le premier peintre de la société moderne parce qu’il explore son angoissante immensité. Elle déborde l’expérience individuelle et pose à chacun, devenu comme étranger au milieu des siens, la question de savoir ce qui en lui mobilise la conscience de vivre en société : « la loi et l’ordre », répond Javert ; « rien », dit Thénardier ; des souvenirs pour Gillenormand ; l’avenir pour les jeunes étudiants révolutionnaires... Condamné à temps mais exclu à vie, Jean Valjean se tait : la société ne lui autorise aucune réponse à cette question qu’elle ne cesse pourtant de lui poser violemment. Sa perplexité est la nôtre.

Ampleur enfin de la durée. Balzac avait assujetti la peinture des conditions et des individualités aux fluctuations historiques, mais sans sortir de l’actualité. Conçus avant 1848, dans une France mal dégagée de l’Ancien Régime, achevés en pleine révolution industrielle, Les Misérables bénéficient du recul de leur longue genèse et assument le XIXe siècle tout entier. Or il n’est pas représenté comme un “tournant historique” seulement, mais, par plongées dans le passé proche (Waterloo) ou lointain (le vieux Paris, l’ancien couvent) et vers l’avenir, comme le début d’un âge nouveau, l’âge démocratique, celui d’une humanité devenue, sous la poussée du progrès, consciente, maîtresse et responsable de son histoire. Tel est, dans le discours d’Enjolras, “l’horizon qu’on voit du haut de la barricade”. Horizon seulement car pour l’heure la société n’est pas coextensive à l’humanité et tient hors d’elle les misérables.

Telle qu’elle est, à peu près, réapparue depuis peu, la misère était connue des “observateurs sociaux” de l’époque. Ils préconisaient déjà ce qu’on faisait depuis toujours : l’assistance assortie de répression. Pénalité-charité : Les Misérables mènent la critique radicale de cette double raquette (Myriel-Javert et, à Montreuil-sur-Mer, M. Madeleine à lui seul, bagnard bienfaiteur, sauveur de Fantine et agent de sa perte) qui se renvoie le misérable et, loin de remédier au mal, le produit ou plutôt constitue l’appareil garde-frontière par laquelle la société cantonne hors d’elle « l’immense misère ». Au-delà de ce bord, le roman sait qu’il ne peut aller ; une fois Jean Valjean au bagne, il s’attache à lui et renonce à suivre les siens :

« Que devint la sœur ? que devinrent les sept enfants ? Qui est-ce qui s’occupe de cela ? C’est toujours la même histoire. Ces pauvres êtres vivants, ces créatures de Dieu, sans appui désormais, sans guide, sans asile, s’en allèrent au hasard, qui sait même ? chacun de leur côté peut-être, et s’enfoncèrent dans cette froide brume où s’engloutissent les destinées solitaires, mornes ténèbres où disparaissent successivement tant de têtes infortunées dans la sombre marche du genre humain. Le clocher de ce qui avait été leur village les oublia ; la borne de ce qui avait été leur champ les oublia […] et dans la suite de cette douloureuse histoire on ne les retrouvera pas. »

La misère est donc tout à la fois l’envers de la société et son au-delà : un infini d’en bas où la vérité de l’humanité se fait jour dans sa négation. Les misérables, “tristes créatures, sans nom, sans âge, sans sexe, auxquelles ni le bien ni le mal ne sont plus possibles, et qui n’ont plus rien dans ce monde, ni la liberté, ni la vertu, ni la responsabilité”, désignent la nature de l’humanité, et celle à venir de la société, dans leur dénaturation.

Un processus analogue de retournement vaut pour la dernière expansion du roman – la rédaction s’achève par toutes les grandes « digressions ». Il y devient « un livre religieux ». La conscience ne naît pas tant de l’exemple du bien que de l’expérience du crime : Jean Valjean n’y accède qu’après l’attaque de Petit-Gervais. Hugo le dit ailleurs, “il faut passer par les abîmes”. Il a la logique pour lui : dans l’infini, bas et haut se rejoignent et l’absolu s’atteint dans la perte du relatif aussi bien que dans son dépassement. Comment accepter pourtant qu’à Waterloo, au couvent ou dans l’insurrection ratée, la régression génère le progrès, que la poésie naisse de l’argot, le bien du mal, et que Dieu soit l’impensable « moi de l’infini » ? Ce livre lumineux est plein de nuit.

Au cœur des Misérables est ce renversement des perspectives qui concentre la grandeur de Napoléon dans le “merde” de Cambronne, demande qu’on éclaire “la société en dessous”, étudie “Paris dans son atome”, fait de l’égout la “conscience de la ville” et dit du joyeux Gavroche qu’il « avait le cœur absolument sombre et vide ». Ce livre « pensif » est un livre subversif, les contemporains ne s’y sont pas trompés, malgré l’indulgence de ses jugements, la modération de son ton, le classicisme de son style. Ses inlassables adaptations en ont fait un livre vu ; il faut lire Les Misérables.

 

Guy Rosa
professeur émérite à l’université Paris VII

 

Voir aussi Célébrations nationales 2002

Source: Commemorations Collection 2012

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