Page d'histoire : Claude Bernard Saint-Julien (Rhône), 12 juillet 1813 - Paris, 10 février 1878

La Leçon de Claude Bernard, ou Séance au laboratoire de vivisection
Huile sur toile de Léon Augustin Lhermitte, 1889
Paris, Académie de Médecine - © Bibliothèque de l'Académie nationale de médecine
 

Toute célébration doit se justifier d’une nécessité autre que celle du calendrier, fut-il celui des gloires nationales. L’intérêt pour Claude Bernard est à la fois philosophique et scientifique. Scientifique, j’y reviendrai ; philosophique, ce n’est pas nouveau, comme le démontre la conférence donnée par Henri Bergson à l’occasion du centenaire de la naissance du physiologiste.

Quand Bergson parle de la « philosophie de Claude Bernard » il met le doigt sur la question importante d’une philosophie de la connaissance sous-jacente à toute activité scientifique. Cette philosophie est le plus souvent silencieuse et la prise de conscience de son existence est souvent le signe d’une difficulté provoquée par une observation ou découverte qui fait rupture, ou plutôt, irruption.

C’est en cela qu’on ne peut que suivre Bergson quand dans la conférence sur Bernard il écrit :

« En ce sens, l’Introduction à la médecine expérimentale est un peu pour nous ce que fut, pour le XVIIIe siècle, le Discours de la méthode. Dans un cas comme dans l’autre nous nous trouvons devant un homme de génie qui a commencé par faire de grandes découvertes, et qui s’est demandé ensuite comment il fallait s’y prendre pour les faire : marche paradoxale en apparence et pourtant seule naturelle, la manière inverse ayant été tentée beaucoup plus souvent et n’ayant jamais réussi. »

En quelques signes, on ne peut revenir sur la nature de cette découverte et je renvoie à un ouvrage de 1990 et, entre autres, aux analyses de Canguilhem. La question philosophique ne relève pas d’une pure abstraction académique, mais de l’interrogation et du doute du découvreur devant l’expérience qui bouscule l’ordre établi. On retrouve le même symptôme chez Darwin, il suffit de lire sa correspondance pour s’en convaincre.

Bernard, quand il développe le concept de milieu intérieur, se heurte à une difficulté plus philosophique que sociologique, la reconnaissance de son œuvre scientifique n’ayant pas immédiatement rencontré d’obstacle majeur, cela viendra plus tard. Sur le plan philosophique, on doit se replacer dans le contexte historique de la domination, en biologie, de l’anatomie descriptive d’un côté et des sciences physico-chimiques de l’autre. Avec le paramètre important de la mathématisation du monde ouverte - officiellement - avec Galilée, qui se poursuit avec le siècle des Lumières et culmine dans une philosophie de la connaissance, illustrée au XIXe siècle par Auguste Comte.

En bref, la conception physiologique de Claude Bernard est que la vie se définit par un double mouvement de destruction organique et de construction organogénique (pas seulement organique mais aussi créatrice de formes), d’où le terme d’embryogenèse silencieuse. Par là elle s’écarte de la conception physico-chimique de Lavoisier, de celle surtout de Bichat pour qui la vie est l’ensemble des forces qui s’opposent à la mort.

C’est donc la pertinence des premier et deuxième principes de la thermodynamique qui est remise en question pour ce qui est « spécial au vivant ». Non parce que le vivant n’est pas constitué de molécules, non parce que la physiologie ne serait pas déterministe, mais parce que la physiologie doit résoudre des problèmes qui lui sont spécifiques et demande donc des modes expérimentaux et des hypothèses théoriques qui lui soient propres.

Pour souligner la contemporanéité du bernardisme, rappelons que tout nous indique aujourd’hui que le vivant est en perpétuel renouvellement moléculaire et cellulaire, y compris pour des régions importantes du cerveau - la médecine régénérative est fondée sur cette réalité. Rappelons aussi que cette conception se voit opposer, encore aujourd’hui, une vision purement thermodynamique du vivant et qu’elle doit faire face au matérialisme naïf de ceux qui, sous prétexte que le vivant est constitué de matière (c’est un fait), pensent que la physiologie est de droit une branche de la physique et de la chimie. Simplisme philosophique, car une science ne se définit pas par son objet seul - ici le vivant - qu’il faudrait décrire (à l’occasion avec des équations) mais par cet objet accompagné de la théorie qui permet de le penser.

Mais qu’entendons nous par théorie ? Certainement pas le « grand livre de la nature écrit en langage mathématique ». Claude Bernard n’a pas cette idée quasi religieuse de « lois de la nature ». Il est au plus près de l’expérience, à son écoute, et c’est d’hypothèses qu’il faut parler, des hypothèses qu’on remplacera comme on remplace le « scalpel usé ». Non pas une vérité à découvrir mais une théorie imparfaite toujours rectifiable, en un mot : évolutive ; le contraire d’un dogme.

La physiologie bernardienne est d’une grande actualité, portée par tout ce que nous comprenons de l’instabilité du vivant et du perpétuel renouvellement de ses structures. À mille lieues d’un réductionnisme physicaliste qui puise son origine dans une théorie de l’information - donc dans le principe de Carnot - elle s’appuie sur notre compréhension des évolutions (développement et évolution) et notre capacité à créer rationnellement des formes vivantes nouvelles, comme Claude Bernard l’appelait de ses vœux dans Les Principes de médecine expérimentale :

« J’admets parfaitement que lorsque la physiologie sera assez avancée, le physiologiste pourra faire des animaux et des végétaux nouveaux comme le chimiste produit des corps qui sont en puissance, mais qui n’existent pas dans l’état naturel des choses... »

Concevoir la théorie comme une population d’hypothèses transitoires remaniées par l’expérience rend le physiologiste très réticent vis-à-vis des grands systèmes, à commencer par les systèmes philosophiques qui voudraient dire la loi dans les sciences, définir de l’extérieur ce qu’elles sont et donner des recettes pour trouver. D’où son agacement devant Auguste Comte qu’il va jusqu’à traiter de « mouche du coche » lorsque en 1872 il s’oppose à l’élection de Darwin à l’Académie des sciences sous prétexte que la théorie de Darwin ne serait pas de la vraie science. Pas véritablement une page de gloire pour cette institution, mais peut-être bien une leçon à méditer pour tous les « spécialistes de la généralité ».

Alain Prochiantz
professeur, titulaire de la chaire des processus morphogénétiques au Collège de France

Source: Commemorations Collection 2013

Liens