Article : Les femmes de spectacle

Photographie de l'actrice Musidora

Musidora-Irma Vep dans Les Vampires de Lous Feuillade (1915-1916)

En mars 2018, l'actrice américaine Cynthia Nixon a annoncé sa candidature au poste de gouverneur de l'État de New-York. Un sondage révélant que 60 % des personnes interrogées n'ont "aucune opinion sur elle", il semble que les femmes de spectacle ne provoquent qu'une indifférence générale. Mais il n'en a pas toujours été ainsi...

Des débuts difficiles

En Occident, une apparition relativement récente

Si la Grèce antique interdit aux femmes l’interprétation théâtrale et attribue leurs rôles à des hommes affublés d’un masque blanc et, pour la comédie, de rembourrages, elles peuvent être jongleuses, acrobates ou, comme dans le chœur des Déliades chargé d’animer le culte d’Apollon, danseuses et musiciennes. A Rome, les acteurs, frappés d’infamie et recrutés parmi les étrangers, les esclaves et les affranchis, sont assimilés à des prostitués ;  les femmes peuvent jouer dans les spectacles de mime, sorte de grosse farce aux sujets légers et souvent scabreux :  lors des Floralia, fêtes données en l'honneur de la déesse Flora, ce sont des courtisanes qui célèbrent les jeux, explique Ovide dans ses Fastes et la tradition veut qu'elles se dénudent pendant la représentation. Le christianisme, qui condamne et excommunie les acteurs, les fait disparaître – le théologien Tertullien parle d'elles au IIIe siècle ap. J. C. comme « plus impudiques que les prostituées » - et Pélagie d'Antioche, actrice vaine et frivole selon La Légende dorée, gagne la sainteté en renonçant à la scène. Sa repentance purificatrice, vénérée par le Moyen-Âge et exposée dans les Mystères, genre théâtral qui mettait en scène des sujets religieux, est interprétée par un homme ou un jeune garçon, comme tous les rôles féminins du répertoire, sacré ou profane, pendant cette période.

mais ancienne dans certaines parties du monde

En Chine mongole par exemple, les femmes peuvent se produire sur scène jusqu'au XVIIIe siècle ; au Japon, le kabuki est créé en 1603 par une danseuse fondatrice d'un théâtre et directrice d'une troupe, qui s'inspire des danses de jeunes filles lors des fêtes populaires et des actrices de nô.

Elles commencent à investir la scène à la fin du XVIe siècle

En 1492, Anne de Bretagne accordait déjà une gratification à «Lucresse», une danseuse venue de Florence, mais c'est Catherine de Médicis qui, raffolant de la comedia dell'arte, installe en 1577 des comédiens italiens au théâtre de l'Hôtel du Petit-Bourbon, l'une des deux salles de spectacle parisiennes, avec l'Hôtel de Bourgogne. Fait nouveau, les rôles féminins sont interprétés par des actrices : le musée Carnavalet conserve un tableau de l'École française daté des environs de 1580, Troupe de comédiens italiens, dont l'un des personnages pourrait être la directrice de la fameuse troupe des Gelosi, Isabelle Andreini,  et celui des Beaux-Arts de BéziersLes Comédiens, une œuvre attribuée à François Bunel le Jeune, qui y a figuré deux actrices. La paix civile étant rétablie après la fin des Guerres de religion, les troupes professionnelles se multiplient et les actes passés devant notaires par les acteurs – contrats de mariage, baux de location, associations etc – permettent de relever de premiers noms féminins : en 1600, Innocente Gargante, une comédienne italienne, loge rue Pavée et en 1603, sa troupe, dirigée par Angela Maloni, joue à l'hôtel de Bourgogne. En 1610, un comédien dénonce l'association conclue avec la troupe de  Rachel Trepeau et de Marie Venière ; cinq ans plus tard, celle de Marguerite Dugay envisage de parcourir « tout le royaume et provinces ».

mais leur présence choque,

au point qu'en Angleterre, la première interprétation de Desdémone par une femme, en 1660, doit être préalablement annoncée au public : The British Library conserve un exemplaire contemporain d’Othello ou le Maure de Venise dont le prologue explique qu'une réelle actrice, une véritable femme, va incarner Desdémone et qu'elle n'est pas une prostituée.

et elles restent longtemps frappées d'opprobre

malgré l'affirmation de la dignité des comédiens par Louis XIII dans son édit du 16 Avril 1641 ; aussi Bossuet peut-il affirmer en 1694 dans ses Maximes et réflexions sur la comédie :
« Quelle mère, je ne dis pas chrétienne mais tant soit peu honnête, n'aimerait pas mieux voir sa fille dans le tombeau que sur le théâtre ? [Les comédiennes] que leur sexe avait consacrées à la modestie, dont [la faiblesse] naturelle demandait la sûre retraite d'une maison bien réglée, voilà qu'elles s'étalent d'elles-mêmes en plein théâtre avec tout l'attirail de la vanité, comme ces sirènes, dont parle Isaïe, qui font leur demeure dans le temple de la volupté et qui reçoivent de tous côtés, par les applaudissements qu'on leur renvoie, le poison qu'elles répandent par leur chant. » 

Au XIXe siècle, cette stigmatisation disparaît lentement

et la profession exerce un attrait croissant sur les classes moyennes, voire sur des transfuges de la bourgeoisie. Le critique dramatique Francisque Sarcey peut ainsi écrire en 1886, dans un article de la Revue d'art dramatique : « Je vois le temps où la profession de [comédienne] aura sa place marquée dans la hiérarchie sociale [...]. Déjà le recrutement, qui ne se faisait guère que parmi les [déclassées], puise aujourd’hui dans la bourgeoisie assise [...] : c’est une carrière comme une autre. »

Célèbres ou anonymes, quelles sont-elles ?

Le spectacle, selon le Trésor de la langue française informatisé (TLFI), est une « représentation de théâtre, de danse, de cinéma, d'opéra, de numéros de variétés, qui est donnée en public » : l'éventail est vaste, d'autant plus que spectacles et disciplines ont évolué au cours des siècles et qu'il convient d'y associer les femmes qui ne montaient pas sur scène.

Elles sont

actrices de théâtre ou de cinéma,

comme Madeleine Béjart (1618-1672), qui fonde avec Molière la troupe de L'Illustre-Théâtre, Mademoiselle Petit, du Théâtre-français, dont la loge est cambriolée en 1877 ou Mademoiselle Dufrenoy, première actrice au théâtre de Metz dans la première moitié du XIXe siècle ; Mademoiselle Clairon (1723-1803), sociétaire de la Comédie-Française, Mademoiselle Georges (1787-1867), Marceline Desbordes-Valmore (1786-1859) ou Martine Carol (1920-1967).

cantatrices, chanteuses, « artistes lyriques »

comme La Malibran (1808-1836) et sa sœur Pauline Garcia Viardot (1821-1910) ou Selma Kurz (1874-1933) dont la Médiathèque musicale Mahler conserve les archives ; Françoise Le Febvre, qui  en 1641 passe contrat devant notaire avec Jacques Champion, sieur de Chambonnière, pour « chanter et tenir partie » dans le cadre des concerts  donnés par l'Assemblée des Honnêtes curieux, Edith Piaf (1915-1963) et Bleuette Bernon (1878-1919) qui, remarquée par Georges Méliès lors de son tour de chant au cabaret de L'Enfer , est engagée  pour incarner Phœbé dans son Voyage dans la Lune.

 

Cantatrice allemande anonyme, 1854-1871 (Archives nationales, AJ/13/454)

 

musiciennes,

comme Elisabeth Jacquet de La Guerre (1665-1729), compositeur et instrumentiste, la claveciniste Marie-Françoise Certain (1662-1711) ou la pianiste Marguerite Long (1874-1966).

 

danseuses,

comme Mademoiselle de Saint-Romain, qui se produit au théâtre des Arts et se fait insulter par le public en 1795, Marie-Anne Cupis de Camargo, dite la Camargo, qui loue une maison à porte cochère à Paris en 1767, Marie Taglioni (1804-1884), première grande ballerine romantique et sa rivale Fanny Elssler (1810-1884) ; La Goulue, créatrice du cancan et modèle de Toulouse-LautrecMata-Hari, danseuse orientale, exécutée en 1917 pour « espionnage et complicité d’intelligence avec l’ennemi » ou Joséphine Baker (1906-1975), qui fit découvrir le charleston au Théâtre des Champs-Élysées dans La Revue nègre.

 

Danseuse italienne anonyme 1854-1864 (Archives nationales, AJ/13/453)

 

mimes

comme Colette, qui pour gagner sa vie après s'être séparée de Willy, fait de la pantomime dans les théâtres et les music-hall parisiens


Colette dans Rêve d'Égypte, spectacle présenté au Moulin Rouge en 1907, photographie de Léopold-Émile Reutlinger



acrobates, écuyères et  « danseuses de cordes »

comme Suzanne Leroy, qui en 1682 s'associe avec Louis Guiart, « joueur d'instruments »,  pour qu'il l'accompagne pendant ses prestations, la veuve Ramella, écuyère du Cirque américain en 1881 dont le directeur s'enfuit en Angleterre en 1881 après avoir fait faillite ou la très célèbre Madame Saqui (1786-1866), qui ouvre en 1816 le Théâtre de Madame Saqui (ou Spectacle des acrobates de Madame Saqui) boulevard du Temple

 

"Descent of Madame Saqui, surrounded by fireworks" (1822), Jerome Robbins Dance Division, New York Public Library

 

mécènes, protectrices, "influenceuses"

comme Mademoiselle de Montpensier (1627-1693), cousine de Louis XIV, qui entretient une troupe de musiciens, dont Jean-Baptiste Lully à qui elle fait donner des cours de clavecin et de composition, et une troupe de comédiens ; la marquise d'Épinay, qui héberge Mozart en 1778 dans son hôtel de la rue de la Chaussée d'Antin, la princesse Edmond de Polignac, qui commande deux œuvres à Francis Poulenc, Concerto pour deux pianos et orchestre et Concerto pour orgue, Jeanne-Françoise Quinault (1699-1783), actrice et fondatrice de l'un des nombreux salons du XVIIIe siècle, La Société du bout du banc, à l'instar de Mme de Montesson (1738-1806), épouse morganatique du duc d’Orléans qui reçoit les artistes dans son hôtel de la Chaussée d’Antin

 

créatrices,

comme Marguerite d'Angoulême (1492-1549), sœur de François Ier, qui, à côté de L'Heptaméron, écrit des farces, dont La fille abhorrant le mariage et  La vierge repentie ; Marie-Anne Barbier (1664-1745), qui crée pour le théâtre opéras, tragédies et comédie et dont les héroïnes tiennent toujours le rôle principal, Françoise de Graffigny (1695-1758), liée à Marivaux, qui écrit en 1750 Cénie pour la Comédie-Française.  Marie Sallé (1707-1756) fait jouer à Londres deux opéras de sa composition, Ariane et Bacchus et Pygmalion ; Adèle Daminois (1789-1876) voit son vaudeville, La chasse au renard, soumis à la censure en 1823 et celui de Léontine Fay, La Petite Sœur, est joué au Gymnase dramatique le 30 octobre 1821. Mademoiselle P. écrit des Airs sérieux et à boire en 1719 et la danseuse et chorégraphe Carolyn Carlson (1943-) crée des spectacles dont les archives sont conservées par le département des Archives et manuscrits de la Bibliothèque nationale de France (BnF)

fondatrices et directrices de théâtre,

comme l'actrice Mademoiselle de Montansier, qui crée en 1777 le théâtre Montansier  à Versailles, œuvre en 1787 à la construction d'une salle de spectacle au Havre et passe contrat pour une pièce jouée dans son théâtre du Palais-Royal en 1790

Plans et élévations de la salle de spectacle projetée au Havre (Archives nationales, MC/ET/LI/1192)

 

directrices de troupe,

comme Catherine Vondrebec, dite la veuve Maurice parce que veuve du "sauteur" (un acrobate) et danseur de cordes Moritz von der Beck, célèbre pour s'être produite devant le roi. Elle organise des spectacles, seule ou en association, comme sa fille Catherine Boiron, qui engage en 1711 Gérard Bonne, danseur de cordes, « pour danser, sauter, voltiger sur la corde et faire l'exercice du théâtre » ou Marie des Rosiers et Suzanne Lamy qui en 1770 expliquent au lieutenant général de police d'Évreux qu'elles donnent avec leur troupe « des représentations de tragédie, comédie et opéra en cette ville » depuis dix ans

 

membres actifs de sociétés de comédiens,

comme Marie Desmare, Marie Ragueneau et Armande-Grésinde Béjart, membres de la troupe des comédiens du Roi, qui participent en 1681 à la création de la Comédie française ou Augustine Brohan, qui fait partie de la société des Comédiens-français au XIXe siècle


Convention du 5 janvier 1681 passée entre les membres de la troupe des comédiens du Roi créant la Comédie française (Archives nationales, MC/ET/XLIV/1009)




professeurs et répétitrices,

comme Mademoiselle Damoreau-Cinti, cantatrice, qui est également professeur de chant au Conservatoire en 1849 et Marie Louise Langrenez, Louise Antoinette Ridé, Antoinette Afforty ou Angélique Honorine Dutey qui y sont répétitrices de solfège au début du XIXe siècle.

 

employées de salles de spectacle

Mme Tournelle est costumière en 1809 ; Mademoiselle Thérèse est habilleuse en 1818 et Mme Wuthier est ouvreuse en 1881.

 

éditrices de musique,

comme Flore-Félicité Poiré dont le fonds de musique religieuse est repris en 1851 par une autre éditrice, Clara-Marguerite Canaux ; Madame Masson est libraire et "éditeur de musique et de pièces de théâtre" en 1807 ; Marie Bobillier, connue sous le pseudonyme de Michel Brenet et dont les archives sont conservées par les Archives municipales de Lunéville, est également musicologue

Extrait du testament de Marie Bobillier-Michel Brenet, 19 juin 1918 (Archives municipales de Lunéville)

 

illustratrices

Les sœurs Vesque  documentent les spectacles de cirque pendant un demi-siècle ;  leur fonds d'archives , constitué d'illustrations, est conservé par le Musée des civilisations de l'Europe et de la Méditerranée (MUCEM)

actionnaires de sociétés d'exploitation de théâtre

comme Adèle Durosier de Magnieu, qui achète en 1822 des actions du théâtre Feydeau et les revend un an après 

 

créancières d'artistes dans la gêne

comme Antoinette Simony et Jeanne Levé qui prêtent de l'argent aux comédiens de l'Illustre-Théâtre

 

ou tout simplement spectatrices

comme Lady Stuart, Mesdemoiselles Lamperi et Lemière, qui sollicitent des entrées de faveur pour l'Opéra de Paris en 1822 ou Mme Wasselina pour tous les théâtres royaux en 1825

 

La vie d'artiste

 

Elles sont souvent enfants de la balle

Madame Saqui est la fille du premier sauteur de Louis XVI, Catherine Boiron est entrepreneur de spectacles comme ses parents Maurice et Catherine Vondebrec ; Augustine et Madeleine Brohan sont actrices comme leur mère Augustine-Suzanne, de la Comédie-Française.

Les soeurs Brohan (Archives nationales, 400 AP/217, planche 126)

 

l'apprentissage est possible

Andrée Lemaryé, venue de Caen, est placée en 1627 pour 6 ans chez un joueur de luth parisien qui lui apprendra à jouer du luth et « autres exercices ».

 

mais la voie classique reste néanmoins l'admission dans une des écoles nationales et municipales

comme l'École royale de musique et de déclamation, futur Conservatoire de musique et de danse et Conservatoire national d'art dramatique, l'École de danse de l'Opéra de Paris, l'École municipale de musique de Belfort ou de Besançon, les conservatoires en province, comme ceux de de Montpellier, de Rennes ou de Perpignan

 Rapport du professeur responsable de la classe d'opéra-comique du Conservatoire de musique et de déclamation, 18 janvier 1881 : Mademoiselle Vernouiller est "une excellente élève", mais Mademoiselle Perrouze "manque absolument de charme" (Archives nationales, AJ/37/287;50))

 

Puis il leur faut trouver un engagement

 

Mademoiselle Anna sollicite directement le directeur de l'Opéra de Paris en 1871 et joint une photographie à sa lettre  :

 

Demande d'emploi de Mademoiselle Anna (Archives nationales, AJ/13/446)

 

Portrait de Mademoiselle Anna jointe à sa demande d'emploi (Archives nationales, AJ/13/446)

 

Inès de Thurigny envoie son curriculum-vitae, constitué de son répertoire lyrique et de coupures de presse :

 

Demande d'emploi d'Inès de Thurigny envoyée au directeur de l'Opéra de Paris en 1868 (Archives nationales, AJ/13/454)

 

d'autres préfèrent recourir aux services d'une agence

 

Une recommandation peut être utile

 

comme pour Key Blunt, actrice américaine en 1863 ou Nadège Fusil, pour ses débuts à la Comédie-Française dans la première moitié du XIXe siècle. Les interventions pouvant parfois émaner des plus hautes autorités de l'État et de personnages puissants, il devient difficile pour le directeur ou le metteur en scène de s'y soustraire :

 

Intervention de l'entourage de Napoléon III en faveur de Madame Carpentras pour une audition à l'Opéra de Paris, 1856 (Archives nationales, AJ/13/453)

 

Intervention du duc de Morny (demi-frère de Napoléon III) en faveur de Marie Baudel, 1855-1856 (Archives nationales, AJ/13/453)

 

mais toutes doivent passer une audition dont les résultats sont parfois sans appel

 

comme pour Mesdemoiselles Lerasle et Dorsay en 1859 : la première a une "voix insuffisante" et son éducation musicale est "peu avancée", la seconde est "insuffisante" sur l'air du Prophète

 

Auditions du 4 août 1859 passées devant le directeur de l'Opéra de Paris, (Archives nationales, AJ/13/453)

 

Qu'importe,

 

les scènes et les spectacles, annoncés par la presse spécialisée, foisonnent à Paris, en province comme dans les colonies, et il est même possible de jouer en Égypte. Dans le Doubs, Besançon et Montbéliard possèdent leur propre théâtre, comme Aurillac, où Rachel vient donner une représentation en 1849, et Nice. A Saint-Domingue, sont joués des pièces, des ballets et des opéras majoritairement importés de la métropole : le 29 juin 1777, Mademoiselle Babet joue au Petit-Goave Le Barbier de Séville et L’Erreur d’un moment ou la Suite de Julie. A Paris, en marge de la scène officielle, la Comédie-Italienne, la Comédie-Française, l'Odéon ou l'Opéra, les artistes et les troupes se produisent lors de grands rassemblements commerciaux, la Foire Saint-Germain en hiver et la Foire Saint-Laurent en été. Lors de chacune de ces manifestations, qui durent deux à trois mois, plusieurs théâtres s'installent dans les bâtiments qui leur sont dédié, les loges, et y présentent leurs spectacles, comédies, opéras, ballets, pantomimes, marionnettes et danseurs de corde et, en butte à l'hostilité des artistes officiels, des opéras-comiques, bientôt joués dans une nouvelle salle, l'Opéra-Comique. Installés sur les boulevards dès le milieu du XVIIIe siècle, ils survivent à la disparition des foires à la fin de l'Ancien Régime.

 

Décor d'une salle de spectacle de la foire Saint-Germain (Archives nationales, N/III/Seine PARIS VIe ARRONDISSEMENT II. QUARTIER ODÉON FOIRE SAINT-GERMAIN)

 

La scène privée est également très active - «il n’est pas de procureur qui, dans sa bastide, ne veuille avoir des tréteaux et une troupe», ironise Louis Petit de Bachaumont dans ses Mémoires supposées : les demeures aristocratiques et bourgeoises possèdent bien souvent leur théâtre de société, comme celui du château de La Roche-Guyon ou de l'hôtel de Mme de Montesson, sur la scène duquel est donné La Belle Arsène, « opéra-comique très connu sur le Théâtre Italien, et qui fournit matière à un spectacle considérable et à des ballets extrêmement voluptueux », note Petit de Bachaumont. Mademoiselle Guimard, danseuse du roi et de la Comédie-Française, annexe un théâtre à sa maison de Pantin où sont données des pièces licencieuses, avant de se faire construire un hôtel particulier rue de la Chaussée d'Antin pourvu d'une salle de spectacle de 500 places, le «Temple de Terpsichore». Quand le baron Haussmann  détruit les théâtres populaires du boulevard du Temple, le public se réfugie dans les cabarets et cafés-concerts ou au cirque.


Salle de spectacle "portative" de l'hôtel de Mme de Montesson (Archives nationales, N/III/Seine PARIS IXe ARRONDISSEMENT II)

 

Une fois engagées,

 

comme Margueritte Margueride, danseuse, acrobate et funambule, en 1648 avec Philippes Cardelin, voltigeur ordinaire du roy pour « le servir à danser et voltiger sur les cordes et autres exercices de sa profession, moyennant la somme de vingt livres par chacun moys », Geneviève Restier, danseuse de cordes, avec André Petit, entrepreneur de spectacles à la foire Saint-Laurent  pour trois ans en 1747, Madame Aveline, danseuse ou Madame Chambet, choriste, à l'Opéra de Paris à la fin du XIXe siècle et, à la même époque,  les artistes du théâtre des Variétés

 

il faut percer et réussir avant d'avoir 30 ans

 

les rôles se réduisant au-delà, sauf pour des vedettes comme Virginie Dejazet, actrice et propriétaire du théâtre auquel elle a donné son nom, et les artistes attachées à des scènes officielles, comme la Comédie française. Et la concurrence est rude : en 1901, selon le recensement, 60% des actrices ont moins de trente ans...

 

Mademoiselle Cico dans le rôle de Daphnis, XIXe siècle (Archives nationales, AJ/13/1282)

 

Car la misère et l’indigence ne sont jamais loin 

 

Leurs appointements et cachets peuvent être augmentés, comme ceux de Louise Fitzjames, danseuse de l’Opéra vers 1840, et elles peuvent prétendre à une gratification à l’occasion d’une tournée, à l’instar de Mesdemoiselles de La Chaize et Hacquin dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Certaines se voient accorder des pensions, Mademoiselle Lyonnaois, danseuse de l’Opéra (600 livres) en 1764, Mademoiselle Heinelle, première danseuse des ballets du roi en 1772 (1500 livres) ou Madame Gardel, en l’an XII, mais d'autres sont "obligées, quelquefois, à [se] faire du rouge avec de la brique pilée", déclare la Faustin, l'héroïne d'Edmond de Goncourt dans le roman éponyme. Leur situation empire quand elles se voient donner leur congé, comme Manolita Joly en 1828, quand elles sont trop âgées pour jouer ou en période de sous-emploi, comme par exemple entre 1876 et 1896, années durant lesquelles ont été officiellement dénombrées 164 faillites de théâtres, spectacles, concerts, cirques etc.


Il faut alors demander des secours

 

auprès de l'État, comme Mademoiselle Dumesnil, ancienne actrice de la Comédie-Française, âgée de 84 ans et Madame Garneri, ancienne coryphée de l’Opéra, à la fin du XVIIIe, Marie-Louise Thourault, répétitrice au Conservatoire de Nantes et en 1883 ou la danseuse Catherine Merie en 1897. D'autres s'adressent aux deux sociétés de secours créées au XIXe siècle, l’Association de secours mutuels des artistes dramatiques et la Société de secours mutuels des artistes lyriques.

 

Certaines, cependant, se sont montrées prévoyantes

 

Caroline Héquet, l'un des personnages de Nana d'Émile Zola, a "fait placer toute sa fortune à l'étranger" et rejoint Londres, où sa mère lui installe un hôtel, peu de temps après la déclaration de guerre de juillet 1870. 

 

ou ont fait de beaux mariages

 

Eugénie Fiocre, première danseuse de l’Opéra de Paris lancée par le duc de Morny, modèle d'Edgar Degas pour La Source et de Jean-Baptiste Carpeaux pour un buste conservé au musée d'Orsay,  épouse le  marquis de Courtivron et Sophie Croizette, sociétaire de la Comédie française de 1873 à 1882, Jacques Stern, l'un des fondateurs de la Banque de Paris et des Pays-Bas.

Portraits d'Eugénie Fiocre (Archives nationales, 400AP/217)

 

 

D'autres se repentissent et deviennent dames patronesses, entrent dans les ordres ou au couvent

 

à l'instar d'Irma d'Anglars, courtisane sous l'Empire, châtelaine sous Napoléon III, qui à la sortie des vêpres, un gros paroissien dans la main, saluée respectueusement par tous les villageois et suivie d'un laquais en livrée, impressionne beaucoup Nana et ses amies dans le roman de Zola, Cécile Sorel, membre du Tiers-Ordre franciscain à la fin de sa vie ou Marie Augustine de la Miséricorde chez les Carmélites de Lyon, "auparavant comédienne sous le nom de Gautier-Pavie"

Constitution d'une pension viagère pour Marie-Augustine de la Miséricorde en 1727 (Archives nationales, MC/ET/XLIV/1010)

 

 

Mais il est difficile pour la plupart d'échapper à la prostitution


Il est de notoriété publique que les artistes ont des mœurs très libres et que les théâtres sont des lieux de rendez-vous pour «les filles publiques et les fripons» ; aussi sont-ils surveillés par la police qui inscrit sous la IIIe République les actrices soupçonnées de prostitution dans un «registre des courtisanes». A l’Opéra, les abonnés -  habit noir et chapeau haut de forme - , peuvent pour certains pénétrer dans le Foyer de la danse, où ils rencontrent les «rats»,  issues de milieu modeste et rêvant de jours meilleurs, comme Marie van Goethem, danseuse et modèle d’Edgar Degas pour La petite danseuse de 14 ans, entrée à l’Opéra à 13 ans, et qui se prostitue. Les mères d'élèves de l'Académie royale de musique vont jusqu'à signer une pétition vers 1820 pour qu'il ne leur soit pas interdit d'entrer dans les classes pour surveiller leurs filles mais au début du XXe siècle, Mamita, ancienne cocotte et grand-mère de Gigi dans le roman éponyme de Colette, déplore que sa fille, «artiste lyrique»  à l’Opéra-Comique, n’ait pas fait carrière dans la galanterie après avoir dit "zut à M. Mennesson, tout minotier qu'il était, tout disposé qu'il était à [lui] faire [son] sort"  et élève sa petite-fille pour en faire une «horizontale»...

 

Petite danseuse italienne anonyme, 1854-1864 (Archives nationales, AJ/13/453)

 

 

...longtemps inhérente à la profession



Pour honorer une dette, Nana, l'héroïne de Zola, va rejoindre, au lendemain de son triomphe dans La Blonde Vénus au théâtre des Variétés, un rendez-vous qu’est venue lui proposer Madame Tricon, une proxénète, bien qu’elle soit déjà entretenue par un marchand de Moscou, un commerçant du Faubourg Saint-Denis et un comte roumain, qu'elle quitte d'ailleurs très vite pour le banquier Steiner. Pour le personnage de Nana, l'écrivain s'est inspiré de plusieurs "grandes" demi-mondaines du Second Empire, Valtesse de La Bigne, Blanche d'Antigny et Cora Pearl, toutes trois interprètes de Jacques Offenbach.

 

Portraits de Cora Pearl (Archives nationales, 400AP/217)

 

Cora_Pearl_(B).jpg

Fiche de police de Cora Pearl dans le "registre des courtisanes" (Archives de la Préfecture de police de Paris, Cabinet du préfet, Service des moeurs, BB/1)

Renée Bagé, «ancienne actrice de l’Opéra de Paris», suit son protecteur à Saint-Domingue en 1773 puis le quitte pour un nouvel amant. Ses mœurs et sa mauvaise conduite lui valent d’être bannie de la colonie ; Mademoiselle de Beauménard, surnommée «Gogo», quitte l’Opéra-Comique pour s’engager dans la troupe du maréchal de Saxe dont elle se dispute les faveurs avec une autre actrice. Admise à la Comédie-Française, elle rencontre en 1753 le fermier général Alexandre d’Augny qui l’installe dans son nouvel hôtel particulier, l'actuelle mairie du IXe arrondissement de Paris, en même temps qu’elle entretient plusieurs jeunes amants, et Mademoiselle Dumesnil organise au XVIIIe siècle avec son compagnon Grandval, également acteur de la Comédie-Française, des spectacles érotiques dans leur théâtre clandestin de la Barrière-Blanche, comme La Nouvelle Messaline. En 1895, le protecteur de La Belle Otero, l’une des grandes «horizontales» de la Belle Époque à l’instar de Liane de Pougy et Cléo de Mérode,  se voit infliger un procès par le propriétaire de l’appartement qu’il met à la disposition de sa maîtresse parce qu’il ne l’occupe pas « bourgeoisement » : la «comtesse» Otero reçoit des amies «du même monde qu’elle», des messieurs attendent pour la voir dans les commerces avoisinants et la sulfureuse poétesse Sapho vient s’installer avec elle. La même année, un jeune homme lui fait de somptueux cadeaux avant de se suicider parce qu’elle ne répondait pas à ses avances.

 

Ces scandales, dont la presse satirique se fait l’écho, sont d’autant plus passionnément suivis par le public qu'au XIXe siècle, les actrices sont devenues des vedettes, à la suite de Sarah Bernhardt qui, veillant à son image, se repose dans un cercueil et, raconte Sacha Guitry, multiplie "[les] lubies, [les] excentricités, [les] injustices [et les] mensonges extraordinaires", ouvrant ainsi, avec Musidora, la première vamp de l'histoire du cinéma,  la voie aux stars hollywoodiennes : la femme de spectacle est  devenue une femme (presque) comme une autre.

 

Caricatures de Sarah Bernhardt parues dans La Vie parisienne du 25 novembre 1890 (Archives nationales, AJ/13/1279)

 

 

Pour aller plus loin

 

Sources imprimées :

 

Festival d'Anjou, 70 ans de théâtre, Archives départementales de Maine-et-Loire et Anjou Théâtre, 2019

 

Festival des nuits de Bourgogne, Archives départementales de la Côte-d'Or, 2010

 

Fichés ? Photographies et identification 1850-1960, Archives nationales, 2011

 

Lyonnet Henry, Dictionnaire des comédiens français, ceux d'hier : biographie, bibliographie, iconographie, Genève, Bibliothèque de la Revue universelle internationale illustrée,  1912

 

Veinstein André, Bibliothèques et musées des arts du spectacle dans le monde, Paris, CNRS, 1984

 

Wild Nicole, Dictionnaire des théâtres parisiens (1807-1914), Lyon, 2012

 

Exposition :

 

Présumées coupables, du XIVe au XXe siècle, présentée par les Archives nationales du 30 novembre 2016 au 27 mars 2017

 

Projet de recherche :

 

Histoire de l'enseignement public de la musique en France au XIXe siècle (1795-1914), porté par l'École pratique des Hautes-Études (EPHE), la BnF (département de la Musique/IReMus-CNRS), les Archives nationales et le Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris

Services et fonds d'archives autres que ceux déjà cités dans le texte :

Les femmes de spectacle peuvent être retrouvées dans tous les documents d'archives, mais on peut par exemple citer :

Archives départementales : séries  T (Enseignement, affaires culturelles, sport), U (Justice), X (Assistance et prévoyance sociale), Y (Établissements pénitentiaires), H-dépôt (Établissements hospitaliers) pour la période 1790-1940 ; W pour la période postérieure ;  E (État civil, notaires), Fi (Documents figurés), J (Fonds privés), AV (Documents audiovisuels et sonores) pour toutes les périodes

Archives communales : séries FF (Justice, procédures, police : police des théâtres) et GG (Cultes, instruction publique, assistance publique : représentations théâtrales) pour les archives anciennes (antérieures à 1790) ; séries I (Police, hygiène publique, justice), Q (Assistance et prévoyance),  R (Instruction publique, sciences, lettres et arts), S (fonds privés) pour les archives postérieures à 1790 etc

 

Assistance publique - Hôpitaux de Paris (APHP)

Bibliothèque nationale de France (BnF)

 

Webographie :

Centre d'études de la foire et de la Comédie-Italienne (Cethefi), Université de Nantes, département des Lettres modernes

CESAR, calendrier électronique des spectacles sous l'Ancien Régime et la Révolution

Gallica, la bibliothèque numérique de la BnF :

 

Hollywood Voices - Interviews with stars of the Golden Age of American Cinema : interviews radiophoniques d'actrices de l'âge d'or du cinéma américain archivées par la BBC

La Grange, base documentaire de la Comédie française

Le Répertoire des arts du spectacle : identifie et localise les fonds patrimoniaux, ensembles documentaires ou œuvres d’art ayant trait à l’histoire du spectacle conservés en France

Les spectacles à Saint-Domingue entre 1764 et 1795 : répertorie les spectacles (théâtre et théâtre lyrique) joués à Saint-Domingue entre 1764 et 1795

SIEFAR, société internationale pour l'étude des femmes sous l'Ancien Régime : société savante travaillant notamment à l'élaboration d'un dictionnaire des femmes de l'ancienne France

Table des femmes auteurs, entrepreneurs et salonnières : répertorie les femmes actives dans le théâtre français entre 1700 et 1789

Théâtres de sociétés, rayonnement du répertoire français entre 1700 et 1799 : répertorie les théâtres de société au XVIIIe siècle

Theatrical Cabinet Photographs of Women (TCS 2). Harvard Theatre Collection, Houghton Library, Harvard University : collection de photographies d'artistes féminines

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