Page d'histoire : Alexandre Sergueievitch Pouchkine Moscou, 26 mai 1799 - Saint-Pétersbourg, 29 janvier 1837

Portrait d'Alexandre Pouchkine par Vasily Tropinin, 1827

Le cas d'Alexandre Pouchkine est unique dans l'histoire de la littérature universelle. En effet, s'il est possible d'étudier les lettres françaises, anglaises, allemandes, italiennes, espagnoles, sans se référer constamment au même écrivain pour expliquer les travaux de ceux qui lui ont succédé, il est impossible de parler des grands auteurs russes sans évoquer celui à qui ils doivent tout. Certes, il existait une littérature en Russie avant Pouchkine, mais la littérature russe proprement dite est née avec lui.

Ses prédécesseurs bornaient leur ambition à copier les modèles occidentaux. Ils s'exprimaient en russe et pensaient en français. Lui, le premier, pensa et s'exprima en russe. Et pourtant, il était un sang-mêlé, puisque son grand-père maternel, Abraham Hannibal, avait été cédé par le sultan de Constantinople à l'ambassadeur de Russie qui recherchait des négrillons débrouillards afin d'égayer la cour de Pierre le Grand. Comblé de prévenances par le tsar, le petit Hannibal, vite surnommé "le Nègre de Pierre le Grand", avait eu une brillante carrière dans son pays d'adoption.

Son petit-fils, Pouchkine, avait hérité de lui, à travers les femmes, d'une physionomie quelque peu africaine : teint basané, tignasse crêpée et œil de feu. Au lieu d'être gêné par ses origines exotiques, Pouchkine en tirait orgueil. Toute sa vie, si brève, si cahoteuse, si inspirée, témoigna de son double besoin de jouir du présent et de créer pour l'éternité.

Très jeune, il s'imposa à l'admiration de ses contemporains et ouvrit de tous côtés les voies où s'engouffrèrent, plus tard, les héritiers de sa pensée. Il ne se contenta pas d'être le plus pur poète lyrique de son siècle. Le théâtre russe était encore bien pauvre : il lui donna Boris Godounov et les "quatre petites tragédies" qu'il négligea de développer. Il s'attaqua à l'histoire russe avec son étude sur l'Émeute de Pougatchev. Il inaugura le roman historique russe avec La Fille du Capitaine, le roman fantastique russe avec La Dame de Pique, la poésie populaire russe avec ses contes en vers du Tsar Saltan et du Coq d'or.

Regardez-le, il est partout à la fois. Et nulle part il ne s'attarde. Quelqu'un l'attend derrière la porte. "Nous sommes tous sortis du Manteau de Gogol", disait Dostoïevski. Mais le Manteau de Gogol n'est-il pas issu du Maître de Poste de Pouchkine, et n'est-ce pas Pouchkine qui a livré à son jeune confrère les sujets des Âmes mortes et du Révizor ? Lermontov n'a-t-il pas découvert sa route en commençant par imiter Pouchkine ? Tourgueniev ne s'est-il pas inspiré de la Tatiana d'Eugène Onéguine pour décrire la jeune fille russe idéale dans ses propres romans ? La Guerre et la Paix de Tolstoï n'est-elle pas une orchestration somptueuse des thèmes esquissés dans La Fille du Capitaine ? Et le "réalisme hallucinant" de Dostoïevski ne se trouve-t-il pas déjà en puissance dans La Dame de Pique ? Il n'est pas absurde de prétendre que tel ou tel écrivain français ne doit rien à Racine, ou à Flaubert, ou à Stendhal, mais tout écrivain russe est, plus ou moins, l'émule de Pouchkine.

Pourtant, cet homme pressé d'écrire était aussi pressé de vivre. Quel chaos que son existence ! Amours fulgurantes, une femme chassant l'autre, passion du jeu, révolte contre le pouvoir impérial, exil à la campagne pour quelques vers satiriques, retour en grâce sous le règne du terrible Nicolas 1er, mariage avec une jeune beauté à l'œil charmant et à la cervelle vide, tracasseries policières, mondanités, jalousie, ragots... Un brillant officier français, Georges d'Anthès, admis à servir dans l'armée russe, fait une cour assidue à l'épouse du poète. Des lettres anonymes incitent Pouchkine à provoquer l'impudent en duel. Et le plus grand écrivain russe de son époque tombe, à trente-sept ans, frappé à mort par la balle d'un étranger.

La disparition brutale de Pouchkine a servi sa légende. Il n'a pas connu l'empâtement physique et moral, les cheveux blancs, le petit ventre, la faiblesse de la vue, les honneurs enfin. C'est en pleine santé, en pleine force qu'il s'est envolé, arraché par un coup de vent. Il y a un contraste saisissant entre ce destin de désordre et cette œuvre de mesure. S'il avait écrit comme il vivait, Pouchkine eût été un poète romantique, inégal dans son inspiration. S'il avait vécu comme il écrivait, il eût été un homme pondéré, sensible et heureux. Il n'a été ni l'un ni l'autre. Il a été Pouchkine.

Plus d'un siècle et demi après sa disparition, il demeure, pour les Russes, paradoxalement, vivant, avec ses frasques, ses illuminations, sa gouaille et son génie. Et si sa poésie perd - hélas ! - les trois-quarts de son charme dans les traductions, il mérite l'admiration unanime pour ce qui émane encore de lui à travers les écrans trompeurs des langues étrangères. Quand on examine la vie de Pouchkine, on peut y déceler un roman d'amour entre lui et l'Europe. Il avait la nostalgie de l'Occident, souhaitait se rendre en France, en Angleterre, en Allemagne, en Italie, en Espagne, évoquait ces pays dans ses œuvres, mais le despotisme de Nicolas 1er lui interdisait de quitter la terre russe. Il avait été fortement marqué par les littératures française et anglaise, mais batailla pendant vingt ans pour échapper à leur influence. Il souffrait en Russie et voulait être russe jusqu'aux racines. Ses premiers vers furent écrits en français et ce fut un Français qui le tua.

Henri Troyat de l'Académie française

Source: Commemorations Collection 1999

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