Page d'histoire : Charles Dullin château du Châtelard, à Yennes (Savoie), 8 mai 1885 - Paris, 11 décembre 1949

Classe de Dullin au Conservatoire (à droite Alain Cuny)
© Roger-Viollet

Dullin avec Roger Vitrac et Georgius
à l’Atelier en octobre 1936
© Lipnitzki - Viollet

Cela a commencé pour moi à Barèges, dans la pharmacie de ma sœur, une jour de l'été 1938. J'avais eu la chance de rencontrer une comédienne de chez Charles Dullin : Madeleine Lambert. Je lui ai posé la question : "Que faut-il faire pour faire du théâtre ?" "Il n'y a qu'une seule voie : il faut aller à Paris, au Théâtre de l'Atelier, chez Charles Dullin". Je suis allé à Paris, où j'ai assisté à l'une des représentations de Plutus, d'après Aristophane, qui se jouait à ce moment là, et j'ai demandé à rencontrer Monsieur Dullin. Monsieur Dullin avait un regard impressionnant. Il vous observait, il vous jaugeait, il vous jugeait de ses yeux grands ouverts. Il m'a demandé si je montais à cheval. Il m'a simplement dit de m'inscrire à l'École et cela fut le tournant de ma vie.

C'est grâce à lui que j'ai découvert l'âme du théâtre : le respect du texte et de l'auteur, le respect du public, l'écoute et le respect des partenaires.

A l'École, nous apprenions l'improvisation, le placement de la voix, la respiration, la diction, le mime avec Jean-Louis Barrault, la comédie moderne et classique et, le samedi, le cours de Charles Dullin. Nous devions prendre longtemps à l'avance notre tour. Il y avait à ce moment là des visages connus : Madeleine Robinson, Jean Marais, un jeune élève qui s'appelait Roland Petit ; des élèves anglais, espagnols, hongrois, russes, yougoslaves, etc.

Je me liai très vite avec une jeune fille très brune du nom d'Olga. Elle avait pour amie une blonde d'origine russe. L'une s'appelait Olga Kecheliewitch, l'autre Olga Kosakewitch. Très vite je me liai également avec un élève qui s'appelait Pierre Latour, un des créateurs de la pièce En attendant Godot. Un peu plus tard, il y eut un personnage très particulier : Alain Cuny.

Madame Dullin enseignait chez elle, boulevard Pereire. C'est elle qui me recommanda à Marcel Achard qui me fit tourner dans Le Corsaire, sous la direction de Marc Allegret. Auparavant, j'avais été engagé dans la Compagnie des Quatre Saisons à la suite d'une audition. Il y avait là Maurice Jacquemont, Michel Vitold, René Dupuy, Svetlana Pitoëff, André Chlesser, Jean Dasté. Ce furent mes premiers débuts au théâtre, en 1939 : sous la Tour Eiffel, pour son cinquantenaire, sous la tente du Cirque Fanny.

Charles Dullin m'a tout appris. Je lui dois tout. Je le dis souvent, Charles Dullin n'avait pas des élèves, il avait des disciples. Je n'ai jamais joué un rôle sans me dire "Est-ce que je ne le trahis pas ? Serait-il content de moi ? Lui suis-je vraiment fidèle ?" Il est là toujours présent, il me juge, il m'écoute, il me regarde.

Étant élèves à l'Atelier, nous avions le droit d'assister aux répétitions, aux indications, et à la mise en scène de Charles Dullin. Nous avions également la possibilité de demander des places à l'un des théâtres du Cartel : à l'Athénée - Louis Jouvet, aux Mathurins chez Georges Pitoëff, au Théâtre Gaston Baty (le Théâtre Montparnasse) chez Marguerite Jamois.

Il est impossible d'imaginer le caractère, la poésie, l'amour et la connaissance des hommes si l'on n'a pas lu Charles Dullin ou les ensorcelés du Châtelard, l'ouvrage écrit par la sœur aînée de Charles Dullin et par Charles Charras qui fut le secrétaire fidèle de Charles Dullin jusqu'à sa mort. De même il est impossible de ne pas avoir lu le livre que Lucien Armand lui a consacré. Lucien Armand qui fut le directeur de l'École depuis les premiers jours de l'Atelier.

Aujourd'hui on peut se demander ce qui reste de cette vie intense, tourmentée, sans cesse à la recherche d'une autre vérité, d'une autre évasion, comme si l'acquis n'existait pas... Combien de succès stoppés malgré les difficultés, les budgets problématiques...

Il reste surtout l'influence des représentations de l'Atelier, de ses créations de nouveaux auteurs, ses remises en question, ses risques, tout ce dont a hérité le théâtre d'aujourd'hui. Dans quelle mesure l'esprit de Charles Dullin a-t-il, consciemment ou non, influencé les directeurs actuels. Jean Vilar, au TNP, Jean-Louis Barrault, Marguerite Jamois, tant d'artistes ont eu à faire à lui.

Après le succès du film Le Miracle des loups de Raymond Bernard (1924) où il incarnait Louis XI, les Américains ont proposé à Charles Dullin des contrats très substantiels. Il a toujours refusé, se jugeant trahi. Il fallait laisser l'Atelier et abandonner le travail de tant de tours de force. Madame Dullin n'avait-elle pas dû vendre son argenterie pour purger une situation dramatique ?

Pourtant, en 1940, Dullin céda l'Atelier à André Barsacq. Il alla s'installer au Théâtre de Paris pour jouer Mamouret de Jean Sarment puis définitivement, croit-il, en 1941 au Théâtre de la Cité, ex-Théâtre Sarah Bernhardt. Là, durant la saison 1941-1942, il crée trois spectacles : La Princesse des Ursins, de Jollivet, La Volupté de l'honneur de Pirandello et les Amants de Galice de Lope de Vega, avec Serge Reggiani et Lise Delamare.

Cela jusqu'en 1947 où il est obligé d'abandonner la Cité. Il est accueilli par une de ses anciennes élèves, Marguerite Jamois, dans son théâtre Montparnasse - Gaston Baty où il crée la pièce d'Armand Salacrou L' Archipel Lenoir. Puis, c'est la tournée de L' Archipel Lenoir, suivie d'une tournée Jean Richard en Allemagne occupée. Il y joue Le Faiseur et L'Avare, très bien accueillis.

Après, c'est la tournée de La Marâtre, de Balzac et de L' Avare, la souffrance et la fin à l'hôpital où il meurt. C'était en 1949, déjà cinquante ans ! C'était hier, je serai bientôt dans ma quatre-vingt-cinquième année.

Aujourd'hui, il est important de souligner l'existence du Cours Dullin, où Madame Hermande-Bosson et Charles Charras, et les fidèles, Madeleine Robinson, Catherine Le Couey sont toujours vivants et présents.

Jacques Dufilho
acteur

Source: Commemorations Collection 1999

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