Page d'histoire : Frédéric Joliot-Curie Paris, 12 mars 1900 - Paris, 14 août 1958

Irène et Frédéric Joliot-Curie dans leur laboratoire, 1935

"Nous sommes en droit de penser que les chercheurs, construisant ou brisant les atomes à volonté, sauront réaliser des transmutations à caractère explosif, véritables réactions chimiques à chaînes. Si de telles transformations arrivent à se propager dans la matière, on peut concevoir l'énorme libération d'énergie utilisable qui aura lieu". Lorsque Frédéric Joliot-Curie prononce ces paroles en conclusion de sa conférence - Nobel le 12 décembre 1935 à Stokholm, il ne sait pas si, ni comment, cette anticipation peut devenir réalité. Trois ans plus tard, les chimistes allemands O. Hahn et F. Strassman découvrent que le noyau d'uranium peut être brisé par l'action d'un neutron en deux noyaux de masse comparable. Frédéric Joliot apporte alors une preuve physique de ce phénomène de fission et de la grande énergie qu'il libère. L'équipe qu'il constitue avec H. Halban et L. Kowarski puis F. Perrin est la première à montrer, dès mars 1939, que la fission est accompagnée de l'émission de plusieurs neutrons.

La perspective de libérer à grande échelle l'énergie des noyaux des atomes est désormais ouverte. Explorant les méthodes concrètes de réalisation d'une réaction en chaîne, l'équipe dépose plusieurs brevets au nom de la Caisse Nationale de la Recherche Scientifique. Lors de l'invasion allemande, Frédéric Joliot, qui a décidé de rester en France, envoie ses collaborateurs poursuivre les recherches en Angleterre, avec le stock stratégique d'eau lourde. L'avance prise aurait-elle été suffisante, n'était la défaite, pour que la première pile atomique soit réalisée en France ? Les compétences acquises, quoi qu'il en soit, ne seront pas perdues. Après la Libération, Frédéric Joliot dirige pendant un an le Centre National de la Recherche Scientifique qu'il réorganise. Il est à l'origine de la création par le général de Gaulle du Commissariat à l'Énergie Atomique, dont il devient le Haut commissaire. La France entre dans l'ère atomique en mettant en service la pile expérimentale ZOé à Châtillon, le 15 décembre 1948.

Frédéric Joliot était sorti ingénieur physicien de l'École de physique et chimie de la ville de Paris, avant d'entrer en 1925 à l'Institut du Radium, comme préparateur particulier de Marie Curie. Il rencontre alors Irène Curie, qu'il épouse en 1926. La thèse qu'il soutient en 1930 le fait déjà remarquer comme un expérimentateur exceptionnel. Les Joliot-Curie vont jouer un rôle majeur dans le bouleversement de la physique qui s'opère dans les années 1931-1934. Jusqu'alors, la composition du noyau de l'atome était restée un profond mystère, la radioactivité une propriété manifestée par quelques éléments chimiques seulement. En janvier 1932, ils découvrent qu'un rayonnement de nature inconnue possède la propriété très remarquable d'éjecter des protons (noyaux d'hydrogène) d'une substance hydrogénée. Ce résultat crucial est à l'origine de la découverte du neutron par J. Chadwick. Après des recherches sur la première particule d'antimatière, l'électron positif découvert cette même année, c'est l'étrange comportement de l'aluminium bombardé par les rayons alpha qui va les conduire à leur découverte la plus importante.

L'aluminium paraît émettre à la fois des neutrons et des électrons positifs. Au cours de l'une des expériences prévues, Frédéric Joliot remarque que l'émission de ces derniers persiste un certain temps après la fin du bombardement. C'est l'indication, bientôt confirmée, que la réaction nucléaire a transformé le noyau d'aluminium, non pas en un noyau stable connu, mais en un noyau radioactif qui se désintègre en émettant des électrons positifs. Les preuves physiques de cette radioactivité d'un nouveau type, observée aussi pour deux autres éléments, sont présentées le 15 janvier 1934 et complétées par l'identification chimique des radio-isotopes formés. Les Joliot-Curie reçoivent le Prix Nobel de chimie dès l'année suivante pour la découverte de la "radioactivité artificielle". L'impact de celle-ci s'étend rapidement au-delà de la physique. La méthode des indicateurs radioactifs conduit à des avancées considérables, en particulier en biologie. Frédéric Joliot formera une équipe pluridisciplinaire pour réaliser quelques expériences pionnières.

Frédéric Joliot n'avait pas suivi le cursus et n'avait pas le profil classique de l'universitaire. Nommé en 1937 professeur au Collège de France, il appréciera l'originalité de l'institution et les contacts entre littéraires et scientifiques. À la fin de sa vie, succédant à Irène Joliot-Curie prématurément décédée, il sera en même temps, fait exceptionnel, professeur à la Faculté des sciences de Paris. Ce sera pour achever le nouvel institut de physique nucléaire d'Orsay. Ses obsèques nationales se dérouleront à la Sorbonne. Il était membre de l'Académie des Sciences et de l'Académie de Médecine.

Actif dans le mouvement antifasciste des années 1930, il participe après la défaite à la résistance universitaire, puis, en 1941, à la création du mouvement de résistance Front National, dont il devient le président. Il adhère au Parti Communiste.

Une vie trop brève, le goût de l'action et de la discussion avec d'autres lui ont laissé peu de temps pour écrire, ce que d'ailleurs il n'aimait pas. Pas de livres, mais des notes de cours, des textes d'interventions publiques ou de conférences, des articles. Sa conception de la recherche et de la science dans un pays moderne doit beaucoup à des maîtres, Paul Langevin, Marie Curie, Jean Perrin, en même temps qu'à son expérience personnelle de chercheur et d'organisateur. Elle donne un rôle primordial à la recherche fondamentale, qui répond à l'aspiration de l'humanité à la connaissance et constitue en même temps le socle indispensable du développement d'applications nouvelles. Tout faire, dans un contexte où des équipements coûteux deviennent indispensables, pour préserver l'initiative du chercheur, tel fut son dernier message.

L'irruption de la bombe atomique à la fin de la guerre suivie, après une période d'espoir, du déchaînement de la course aux armements nucléaires a donné aux convictions de Frédéric Joliot-Curie une dimension nouvelle. Il dénonce les dangers d'une politique de secret. Il affirme la responsabilité particulière des scientifiques et la nécessité de leur intervention de concert avec les autres citoyens sur l'utilisation de la science. Préfiguration des réflexions actuelles sur l'éthique ? Prenant partie dans les affrontements de la guerre froide, il devient président de la Fédération Mondiale des Travailleurs Scientifiques et président du Conseil Mondial de la Paix. Il est le premier signataire, en avril 1950, de l'Appel de Stockholm contre l'utilisation de la bombe atomique. Initiateur de l'énergie nucléaire en France, Frédéric Joliot-Curie est aussi l'un des premiers à attirer l'attention sur les énergies renouvelables et la gestion de l'énergie.

Chasseur, pêcheur, adepte des loisirs actifs, à l'aise avec les travailleurs de toutes conditions, il ne se reconnaissait pas volontiers comme intellectuel. Peut-être considérait-il aussi le chemin restant à parcourir pour que la science soit intégrée à la culture ? La science, dont il souligna toujours la valeur humaine.

Hélène Langevin-Joliot
directeur de recherche émérite au CNRS

Source: Commemorations Collection 2000

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