Page d'histoire : Les résistances au coup d'État 2-10 décembre 1851

Les Mées, monument aux victimes du coup d'Etat de 1851
inauguration le 4 septembre 1913
Archives départementales des Alpes de Haute-Provence
© Service photographique des Archives départementales des Alpes de Haute-Provence

La série d'événements politiques survenus il y a cent cinquante ans peut être dite doublement mémorable : par le succès d'une certaine opération, et par la tentative de résistance à celle-ci. D'un côté, celui du succès, le futur Napoléon III. De l'autre, celui de la résistance, Victor Hugo accédant à son rôle définitif de héraut du peuple républicain.

Au 2 décembre 1851, Louis-Napoléon Bonaparte était président de la République, ayant été élu régulièrement à ce poste le 10 décembre 1848 par le suffrage universel (masculin). Mais il était surtout, à ses yeux, le chef de la famille Bonaparte, l'héritier de l'Empereur, son oncle, et son continuateur présomptif. La Constitution républicaine de 1848 ayant limité la fonction présidentielle à un seul mandat de quatre ans, et la majorité requise pour réviser cette disposition n'ayant pu être réunie, Louis-Napoléon ne pouvait se prolonger à la présidence, puis transformer celle-ci en monarchie, qu'en imposant la révision par la force.

Le coup d'État du 2 Décembre 1851 était donc la condition expresse et fut, par son succès, la cause directe de l'avènement du Second Empire. Ce fut un coup d'État typique, non pas un " putsch " (agression venue de l'extérieur). L'initiateur et bénéficiaire du coup, Bonaparte, a déjà, comme chef d'État et chef de gouvernement tout le pouvoir exécutif à sa disposition : corps préfectoral, police, armée, etc. Il n'a à user de violence que pour faire taire les deux sortes de protestation et de résistance prévisibles, celle, toute juridique, de l'Assemblée nationale, et celle, virtuellement physique, du civisme républicain. La première victoire est obtenue par l'occupation manu militari du Palais Bourbon, la deuxième, par la victoire classique des forces de l'ordre sur les manifestants hostiles, tenus - bien qu'ils eussent le droit pour eux - pour de vulgaires émeutiers. Après quoi la dictée d'une constitution nouvelle et sa ratification par l'électorat majoritaire, " rural " ou terrorisé, ne poseront, comme on dit, aucun problème.

Mais l'autre fait important pour l'histoire est que ce coup d'État ait, précisément, rencontré quelques résistances et que parce qu'elles étaient conformes aux principes du siècle (libéralisme, démocratie), elles aient été jusqu'à nos jours tenues pour exemplaires, donc fondatrices de notre éthique politique. Résistances deux fois complexes : de Paris et de la province ; d'élus libéraux bourgeois et d'activistes issus du peuple. À Paris une forte minorité de " représentants ", membres de l'Assemblée nationale, trouvant le Palais Bourbon occupé, se donnent rendez-vous à la mairie du Xe arrondissement (aujourd'hui le VIIe ) et délibèrent pour déchoir le président coupable. La troupe et la police les y rattrapent et les entassent dans des fourgons cellulaires pour les conduire en prison, où ils resteront quelques heures.

Certains avaient été arrêtés préventivement chez eux, à l'aube. D'autres, oubliés par les policiers ou leur ayant échappé avaient préféré tenter de soulever le peuple ouvrier. Parmi eux de grands noms, Victor Hugo, Victor Schoelcher, Alphonse Baudin, médecin, représentant de l'Ain, qui trouva la mort sur une barricade au faubourg Saint-Antoine. On lui prête ce mot " Vous allez voir comment on meurt pour 25 francs par jour ! ". Vingt-cinq francs par jour étaient le montant de l'indemnité parlementaire, grosse somme, qui faisait de ces élus des bourgeois à vie confortable. Plus d'un ouvrier s'étant refusé à se faire tuer pour des libéraux aussi bourgeois, Baudin leur répliquait en signifiant qu'en l'occurrence la liberté du Parlement symbolisait la liberté tout court. Cet épisode mérite d'être cité, pour évoquer le fait que le peuple parisien ne se soit pas soulevé en masse. La majorité de l'Assemblée nationale ayant en 1850 amputé le suffrage populaire " universel " par des dispositions restrictives, Louis Napoléon annonçait son rétablissement et se posait ainsi comme plus populaire que l'Assemblée qu'il chassait. Ainsi couvert sur son flanc gauche, il désamorçait de l'autre côté les velléités d'opposition libérale que pouvaient avoir certains catholiques en faisant à l'Église l'énorme faveur symbolique de restituer le Panthéon au culte. Le coup d'État était donc aussi habile que violent.

Vainqueur dans la capitale, le pouvoir autoritaire le fut plus aisément encore dans les départements, où quelques soulèvements républicains, surtout dans le Midi, tinrent la campagne jusqu'au 10 décembre, arrivant à contrôler quelques sous-préfectures et même une préfecture, celle de Digne (Basses-Alpes). Ceux-ci attirèrent vivement l'attention par leur origine provinciale, archaïque, paysanne. On pouvait y voir un effet de la politisation des " ruraux " amorcée depuis 1848 par le droit du suffrage, mais aussi une résurgence de " jacqueries " économique et sociale habilement exploitée par quelques leaders populaires. La nature exacte - en termes sociaux, idéologiques ou " mentalitaires " - du soulèvement populaire, là où il eut lieu, est restée un objet classique de discussion académique.

Tout cela fut aisément vaincu, et très durement " puni ". L'année 1852, puis les sept années de " l'Empire autoritaire ", pourraient à bon droit être qualifiées de " terreur blanche ". Fusillades sur le terrain, des grands boulevards de Paris, le 4 décembre aux garrigues provençales du 10, arrestations et procès de masse, déportations à Cayenne et en Algérie, exils d'opposants (dont Victor Hugo), révocations de hauts fonctionnaires (dont Michelet) et partout " l'ordre moral " avant la lettre cette fois.

L'important, on l'a dit est que cette Résistance sporadique et brève ait été considérée par plus d'un siècle de politique républicaine comme exemplaire. La République après 1870 achèvera de se définir par le culte du Droit, la phobie du coup d'État, et la " diabolisation " du Second Empire. Il faut encore citer ici Victor Hugo. L'auteur bien parisien d'Hernani et des Feuilles d'automne était un génie reconnu dès 1848, mais c'est l'exilé de Jersey et de Guernesey, l'auteur de Châtiments et des Misérables, qui est devenu le patriarche, le maître, le demi-Dieu de la Troisième République. C'est pour l'honorer que le régime, en 1885, reprendra le Panthéon à l'Église romaine ; et, en 1889, sa dépouille sera rejointe en ce Panthéon par celle du représentant Baudin. La République a indemnisé les survivants et les ayants droit des résistants de décembre, les lieux de leurs batailles ont été marqués de monuments : la tour de Crest (Drôme), Clamecy (Yonne), Poligny (Jura), les Mées (Basses-Alpes), Aups (Var), Marmande (Lot-et-Garonne), et l'on en passe. Émile Zola a fait de l'insurrection du Var le centre du récit de la Fortune des Rougon, qui inaugure la série des Rougon Maquart. Et pendant environ un siècle dans le Midi les traditions de vote à gauche et de méfiance à l'égard du pouvoir se sont réclamées de la geste des insurgés de décembre. Enfin on n'a pas oublié qu'en 1958 encore une partie de la gauche a tenté de se servir du thème répulsif du coup d'État pour combattre un certain 13 Mai.

Décembre 1851 est bien, décidément, une date doublement fondatrice.

Maurice Agulhon
professeur au Collège de France
membre du Haut Comité aux célébrations nationales

Source: Commemorations Collection 2001

Liens