Page d'histoire : Henri de Toulouse-Lautrec Albi, 24 novembre 1864 - Malromé (Gironde), 9 septembre 1901

Portrait de la comtesse Adèle de
Toulouse-Lautrec à Malromé
Albi, musée Toulouse Lautrec
© musée Toulouse Lautrec - Albi-Tarn

E. Vuillard, portrait d'Henri de Toulouse-Lautrec à Villeneuve-sur-Yonne chez les Natanson, 1898
Albi, musée Toulouse Lautrec
© musée Toulouse Lautrec - Albi-Tarn

C'est à l'ombre de la cathédrale d'Albi que naît le 24 novembre 1864 Henri de Toulouse-Lautrec - Monfa, fils du comte Alphonse de Toulouse-Lautrec et de sa cousine germaine, Adèle Tapié de Céleyran. Fils unique à la mort de son frère, âgé d'un an en 1868, Henri de Toulouse-Lautrec descend en ligne directe des fameux comtes de Toulouse qui dominèrent la région albigeoise de l'an 750 jusqu'en 1271. D'une constitution chétive, sans doute due à une série de mariages consanguins, le jeune Henri, élève au Lycée Fontanes (actuel lycée Condorcet), est victime à deux reprises en 1878 et 1879, de deux fractures consécutives du fémur gauche puis droit qui le laisseront infirme toute sa vie.

Issu d'un milieu familial très favorisé où l'on cultive l'oisiveté et la chasse, Henri va souffrir dès son plus jeune âge de son handicap physique mal vécu par sa mère avec laquelle il entretiendra toujours des relations filiales privilégiées. Ce n'est pas le cas de son père, le comte Alphonse, un original passionné de chasse et de fauconnerie avec lequel des rapports espacés d'incompréhension mutuelle s'instaurent dès l'enfance. Doué très jeune d'un fort joli coup de crayon, l'adolescent malingre dessine sans relâche chevaux, chiens et faucons qu'il côtoie l'été dans la propriété familiale du Bosc.

Muni de son baccalauréat réussi à Toulouse en novembre 1881, Toulouse-Lautrec, décidément doué pour les arts, fréquente l'atelier d'un ami de son père, le peintre animalier René Princeteau avant d'intégrer à Paris celui du grand académique Léon Bonnat. Il y rencontre Louis Anquetin, Henri Rachou et Eugène Boch mais le maître ne l'apprécie guère et déclare à son jeune élève : " Votre peinture n'est pas mal, c'est du chic, mais enfin, ça n'est pas mal ; mais votre dessin est tout bonnement atroce ".

À la fermeture de l'atelier Bonnat, nommé professeur à l'École des beaux-arts, les élèves se retrouvent chez le grand peintre d'histoire Fernand Cormon où les rejoignent Émile Bernard, François Gauzi et Vincent van Gogh. Lautrec y poursuit des études académiques jusqu'en 1886-1887 et commence à exposer sous le nom de " Monfa ", " Tolav-Segroeg " ou " Treclau ". Très vite, il choisit le camp de la modernité et parodie le Bois sacré du grand Puvis de Chavannes dans une toile où il se représente de dos au milieu de personnages contemporains. Il ne tarde pas à s'installer rue Fontaine, non loin de l'atelier de Degas qu'il admire et qui dira de lui : " Il porte mes habits, mais retaillés à sa mesure ".

La découverte de Montmartre transforme Toulouse-Lautrec ; dès 1886, il consacre tout son talent à la peinture de ce microcosme si particulier dont les hauts lieux sont le Moulin Rouge, le Moulin de la Galette ou le Mirliton, mélange de canaillerie et d'aristocratie. Il en devient l'un des principaux acteurs et le témoin lucide, crayons et pinceaux à la main. Plongé dans le milieu montmartrois, le peintre d'Albi ne tarde pas à fréquenter les stars du café concert, du cabaret et du music-hall, personnages hauts en couleurs qu'il immortalise dans ses toiles, ses caricatures et ses affiches. Dans ce monde interlope situé entre la Place Blanche, Pigalle et la Butte Montmartre, Lautrec évolue comme un poisson dans l'eau que seul l'alcool retiendra dans ses filets. " Tous les soirs je vais au bar travailler " écrit-il, croquant avec une originalité flagrante Aristide Bruant, Jane Avril, Loïe Fuller, La Goulue ou Valentin le désossé. Il consacre une affiche révolutionnaire par son graphisme à la danseuse du Moulin Rouge et tout un album à la fameuse " diseuse ", Yvette Guilbert, devenue son amie.

Parallèlement à toutes ces activités, Lautrec devient un grand illustrateur de journal en faisant paraître ses caricatures dans Le Mirliton, Le Courrier français, Le Figaro illustré, L'Escarmouche ou Le Rire, n'épargnant personne et pas même lui-même quand il se représente en compagnie d'une vache opulente pour une simple Invitation à une tasse de lait.

Le monde nocturne du peintre montmartrois est celui des feux de la rampe, des bals populaires (Bal du Moulin de la Galette, 1889) du cirque (Au Cirque Fernando : Écuyère, 1887-1888) du théâtre (La Grande Loge, 1897) mais aussi celui, plus caché, de la prostitution sans merci qui sévit alors à Paris (Au Salon de la rue des Moulins, vers 1894). C'est ainsi que Toulouse-Lautrec, lui-même célèbre pensionnaire des maisons closes, immortalise dans ses toiles sans concession, dans ses dessins et ses lithographies comme la magnifique suite Elles, les prostituées de toutes origines dont il se sent proche par son infirmité. Il nous livre ainsi une vision pathétique de ce monde du plaisir vénal et nous restitue avec génie l'être humain qui survit au tréfonds de la personne humiliée.

Mais la vie implacable le rattrape au coeur de ce tourbillon à la fois créateur et destructeur. Syphilis et alcoolisme conjugués mettent durement à l'épreuve les facultés d'un artiste qui se croit inépuisable. Dès 1897, sa production se ralentit ; victime de crises d'hallucinations et de paranoïa, sa famille le fait interner à la clinique du docteur Sémelaigne à Neuilly, au printemps 1899. Privé de boisson et de liberté, il s'efforce de prouver au monde sa bonne santé mentale en réalisant une série de magnifiques dessins sur le thème du cirque. À sa sortie, fier de son travail, il affirme : " J'ai acheté ma liberté avec mes dessins ". Après une dernière série de toiles consacrées au théâtre et réalisées à Bordeaux où il séjourne à partir d'octobre 1900 en compagnie de l'amiral Viaud, chargé de l'empêcher de boire, il remonte à Paris en avril 1901 pour trier ses œuvres dans son atelier de la rue Frochot. Sa palette s'assombrit comme son humeur ; épuisé, il regagne le Sud-Ouest de la France le 15 juillet 1901 et s'éteint au château familial de Malromé le 9 septembre de la même année.

Révélé de son vivant essentiellement comme un affichiste et un illustrateur, Lautrec ne va pas tarder à connaître la renommée en peinture, quelques années après sa mort, grâce à l'inlassable activité de son ami et marchand, Maurice Joyant. Dès 1902, ce dernier organise une première rétrospective du peintre chez Durand-Ruel et plus tard réussit à convaincre le conseil général du Tarn d'ouvrir un musée Toulouse-Lautrec dans le superbe palais de la Berbie, résidence épiscopale des évêques d'Albi. Inauguré en 1922 par Léon Bérard, ministre de l'Éducation nationale et des Beaux-Arts, celui-ci abrite la plus belle collection au monde d'œuvres de cet artiste à la pointe de la modernité en plein XIXe siècle.

Claire Frèches-Thory
conservateur en chef au musée d'Orsay

Source: Commemorations Collection 2001

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