Page d'histoire : Répétition générale de Pelléas et Mélisande à l'Opéra-Comique (Paris) 28 avril 1902

Claude Debussy par Macel Baschet, 1884 

12e tableau : La Surprise
© Cliché Bibliothèque nationale de France

Avant même de connaître Maeterlinck, Claude Debussy rêvait d'un poète qui, " disant les choses à demi, me permettra de greffer mon rêve sur le sien ; qui concevra des personnages dont l'histoire et la demeure ne seront d'aucun temps, d'aucun lieu ; qui n'imposera pas despotiquement la "scène à faire" "… Baignant dans l'atmosphère symboliste, il songea d'abord à mettre en musique La Princesse Maleine, puis il assista, le 17 mai 1893, à l'unique représentation de Pelléas et Mélisande de Maeterlinck que Lugné-Poe donna aux Bouffes Parisiens. Conscient d'avoir trouvé le livret rare correspondant à ses aspirations, il se mit aussitôt au travail. On peut dire que ces années 1893-1895, où fut conçu l'essentiel de sa partition, furent les plus fécondes et les plus exaltantes de sa vie de créateur, si l'on se rappelle que dans le même temps il mettait au point son Quatuor ainsi que le Prélude à l'après-midi d'un faune. Parvenant à se dégager largement de l'emprise wagnérienne et des chaînes de l'écriture franckiste, il a commencé à forger les éléments d'un langage propre, le plus novateur de toute cette époque. À cette phase de la composition, il est clair que Debussy ne songe nullement à un grand théâtre officiel comme l'Opéra-Comique pour la production de son drame lyrique ; il imaginait une scène plus intime, comme celle de l'Œuvre, plutôt que celle où triomphaient Massenet ou Delibes et repoussa plusieurs propositions d'exécutions partielles, tandis que la singularité de l'œuvre en gestation commençait à circuler dans les milieux musicaux parisiens. Mais le destin de Pelléas fut fixé lorsqu'Albert Carré et André Messager décidèrent de le programmer pour la saison 1902 à l'Opéra-Comique.

La répétition générale, le 28 avril 1902, se déroula dans une atmosphère un peu houleuse, mais ne fut pas la bataille que quelques-uns ont ensuite imaginée avec bagarres et intervention de la police. Parmi les habituels amateurs d'opéra, beaucoup se sentaient frustrés dans leurs habitudes : au lieu de chanteurs à la voix avantageuse et d'airs à retenir, une sorte de récitatif, souple et sensible, dans une atmosphère irréelle où apparaissaient des personnages un peu indécis, sortes de marionnettes du Destin. C'est du reste davantage le texte de Maeterlinck que la musique qui provoqua rires et quolibets. La première - le 30 avril - fut plus calme et, peu à peu, dans les représentations suivantes, Pelléas s'imposa et fut répété quatorze fois en deux mois.

La postérité a longtemps idéalisé l'événement, comme s'il était dû à une rencontre miraculeuse de talents. En fait, tous les participants - chanteurs, décorateurs, metteur en scène et chef d'orchestre - faisaient partie intégrante de la troupe de l'Opéra-Comique. Dans l'euphorie de l'accession de son œuvre à la scène, Debussy fut surtout séduit par le " timbre doucement insinuant " de Mary Garden (Mélisande), par la fragile juvénilité de Jean Périer (Pelléas) et la compréhension globale du chef Messager. Par la suite, il allait souhaiter une direction plus nerveuse et un " mouvement plus juste " et se dégoûter de l'aspect banal des décors de Jusseaume et Ronsin.

L'accueil fait aux premières représentations fut très contrasté. La presse se partagea tout naturellement entre conservateurs, soucieux de la tradition du genre, et partisans de la modernité, mais non sans surprises : malgré ses principes, le docte Vincent d'Indy se montra relativement favorable, de même que l'influent critique du Temps, Pierre Lalo. C'était le petit monde musical qui était le plus agité. Un groupe de bouillants prosélytes, qu'on appela le " bataillon sacré ", se tenait dans les troisièmes galeries pour combattre les récalcitrants ; certains ne manquèrent pas une représentation. Si Gabriel Fauré se montrait réticent, Maurice Ravel et ses amis débordaient d'enthousiasme et Déodat de Séverac s'inquiétait déjà (" est-il possible de trouver encore après Pelléas ? "). Comme dans beaucoup de combats esthétiques, les snobs contribuèrent aussi au succès ; on allait bientôt les appeler les Pelléastres.

Avec Pelléas, Debussy se trouva porté au premier plan de l'actualité musicale, même s'il refusa toujours de jouer lui-même le rôle de chef d'école. Restait à vérifier que ce chef-d'œuvre du symbolisme n'allait pas reposer dans ce qu'on a appelé le " no man's land " de l'art lyrique mais réussir à s'installer au répertoire. Du vivant du musicien, l'opéra avait déjà voyagé avec des succès divers à Bruxelles, en Allemagne, à Londres, Rome, New York, Milan, enfin Saint-Pétersbourg, mais pendant longtemps son esthétique exceptionnelle l'a un peu fait considérer comme un opéra pour initiés. C'est depuis le milieu du siècle qu'il a acquis un statut universel. La meilleure preuve est que, sans jamais atteindre la popularité de Carmen ou de Tosca, il est devenu la proie des metteurs en scène modernes, dont certains ont cherché, contre toute évidence, à le faire basculer vers le réalisme !

L'œuvre a bénéficié avec le temps d'une plus large compréhension, d'un approfondissement autant sur le plan dramaturgique que sur le plan musical. Même le texte de Maeterlinck, souvent dénoncé pour sa trivialité, est apparu plus poétique et évocateur. C'est surtout l'orchestre qui s'est dégagé de l'interprétation " impressionniste " et a gagné en relief, l'orientant vers ce théâtre de l'angoisse que Debussy tentera par la suite d'atteindre avec la mise en musique de deux drames d'Edgar Poe. D'une interprétation en demi-teinte, qui en réduisait la portée, on est passé à une lecture plus contrastée, qui intensifie les progressions dramatiques. Quant à la distribution vocale, elle reste toujours délicate car, outre l'ambiguïté des registres, elle nécessite non seulement des voix bien éloignées de la vocalité vériste ou wagnérienne mais aussi des tempéraments qui s'harmonisent avec le climat de poésie et de mystère sur lequel l'œuvre repose.

C'est ainsi que l'amateur d'aujourd'hui dispose de nombreux enregistrements qui vont de celui de Roger Désormière, longtemps considéré comme une version de référence absolue, à ceux notamment d'Inghelbrecht, Ansermet, Fournet, Karajan, Boulez et Abbado, dont on a passionnément discuté les mérites et les points faibles. Cent ans après, Pelléas a chaque fois besoin d'être réinventé : on n'en finira jamais de rechercher la Mélisande idéale, mystérieuse et " étrangère ", un Golaud emmuré dans ses tourments, un Pelléas pathétique dans son innocence, d'inventer les contours de ce vieux château d'Allemonde, dans lequel les mots les plus simples éveillent des résonances secrètes.

François Lesure, conservateur en chef honoraire à la Bibliothèque nationale, directeur d'études à l'Ecole pratique des hautes études, membre du Haut comité des Célébrations nationales

Source: Commemorations Collection 2002

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