Page d'histoire : Début de la guerre des Camisards Pont-de-Montvert, 24 juillet 1702

Détail : le cartouche de la carte de 1703
© Service photographique du CHAN

Carte des Cévennes gravée par Gautier
durant la guerre des Camisards, 1703
Paris, CHAN, section des cartes et plans et de la photographie
© Service photographique du CHAN

Le 24 juillet 1702, dans un bourg cévenol, sur le bord du Tarn, le Pont-de-Monvert, une soixantaine de " religionnaires " (protestants) délivrent des prisonniers et tuent leur geôlier, un prêtre qui a concentré sur lui la rancœur accumulée depuis plusieurs années, l'abbé du Chaila, inspecteur des missions. C'est le début de ce qui est un peu plus tard appelé la guerre des Camisards, éclatant dix-sept ans après l'interdiction de la religion réformée en France et à la suite de nombreux efforts des protestants pour célébrer clandestinement leur culte (assemblées du désert), efforts qui se sont heurtés à une violente répression royale.

Pendant quelques semaines, il s'agit de vengeances individuelles, sans plan ni coordination, que les autorités se font fort d'arrêter en exécutant les coupables, mais peu à peu, les groupes s'organisent. En décembre 1702, un jeune garçon boulanger, Jean Cavalier, réussit à mettre en déroute, aux portes d'Alès, sept cents soldats et quinze jours plus tard, le commandant des troupes du Languedoc, le comte de Broglie, lui-même, doit s'enfuir. À Versailles, on commence à s'inquiéter : le Roi est alors en pleine guerre de succession d'Espagne. Il envoie de nouvelles troupes et à leur tête, le maréchal de Montrevel. En vain, les autorités ont beau déporter les habitants de deux villages trop favorables aux Camisards et regrouper les populations rurales des Hautes Cévennes dans les villes, en brûlant leurs maisons, les campagnes ne sont plus sûres et les insurgés tiennent tête aux troupes royales. Les atrocités répondent aux atrocités. Des catholiques s'organisent même en bandes rivales. En mars 1704, Cavalier réussit à battre en rase campagne un des meilleurs régiments du Languedoc. C'est trop : Montrevel est à son tour remplacé par l'un des plus prestigieux chefs militaires du temps, Villars.

Celui-ci bénéficie d'un succès ultime de son prédécesseur et de la découverte des magasins secrets de Cavalier. Sentant le moment propice, il engage des négociations avec celui-ci qui, tout à la fois inquiet et flatté, accepte de se rendre. Les autres chefs refusent l'accord, mais, en août, l'autre grand chef camisard, Roland Laporte, est trahi et tué. Découragés et désorientés, la plupart des autres combattants se soumettent par petits groupes, les derniers déposant les armes en octobre 1704.

Dans une dernière phase, de 1705 à 1710, nous assistons aux essais infructueux des survivants pour relancer la guerre avec l'aide des puissances protestantes qui ont enfin vu le parti qu'elles pourraient tirer de l'insurrection, sans en avoir pour autant compris la véritable nature.

Dans les faits, les Camisards ont été finalement vaincus, et le protestantisme reste interdit dans le royaume jusqu'en 1787 ; mais pour un temps, la peur a changé de camp, les protestants ont été vengés de plusieurs années d'humiliation et les autorités, même si elles continuent à poursuivre les cultes clandestins, n'oseront plus pousser à bout ces " obstinés religionnaires ".

La présentation événementielle ne rend pas compte de l'originalité de cette révolte et des raisons pour lesquelles elle a dérouté les observateurs contemporains et n'a cessé de fasciner leurs successeurs jusqu'au XXIe siècle.

Le contraste est grand en effet entre les dimensions de ce conflit, dans sa phase active, vingt-sept mois sur une petite fraction de province, et ses résonances françaises et internationales. La presse du temps s'est passionnée pour l'événement, 5 % de la surface des mensuels, et parfois 20 % alors que la guerre de succession d'Espagne offrait une actualité internationale très riche. L'intérêt se maintient ensuite : plus de trois cent cinquante titres en langue française jusqu'à nos jours. Des personnalités comme Marivaux, Voltaire, Balzac, Eugène Sue, Alexandre Dumas ou Michelet furent attirées par le sujet. Les Camisards ont fini par symboliser toute la résistance protestante, qui s'étend sur près d'un siècle, concerne plusieurs provinces et fut pour l'essentiel non-violente. Jamais un mouvement populaire en France, à l'exception d'épisodes de la Révolution française et de la Commune de Paris, n'a suscité une telle production imprimée.

C'est que l'événement déplace tous les repères habituels ; guerre de religion, elle ne rappelle pas ses devancières : pas de grands ou petits nobles conduisant les troupes, ni les villes, appuis décisifs du parti huguenot. Révolte populaire, elle a connu une longévité inattendue et des succès qu'aucune autre jusqu'alors n'avait obtenus. Guérilla avant la lettre, elle préfigure beaucoup de nos résistances contemporaines où les combattants d'un jour sont les paysans de la veille et du lendemain ; le nom même de " camisard " y fait référence, issu du mot occitan " camisa ", chemise qui tenait lieu d'uniforme aux insurgés. Et puis il y a l'étrange prophétisme sans lequel rien n'aurait eu lieu : des bergers et bergères illettrés qui ne parlaient qu'occitan, se mettent brusquement à trembler et à prêcher en français, prédisent le rétablissement miraculeux de la " vraie religion " et inspirent chaque acte de la révolte. L'affaire n'intéresse donc pas seulement l'historien du politique ou du religieux, mais le théologien, le médecin, le psychologue, le romancier ou le cinéaste et plus encore celui qui un jour entend parler de cette révolte.

Le Cévenol protestant d'abord qui la reçoit comme une véritable tradition orale et familiale, constitutive de son identité et, par delà, nombre de protestants français, de croyance ou de culture, qui en acquièrent un sentiment de fierté. Bien d'autres, fort éloignés à l'origine, s'y retrouvent depuis un siècle et demi : qu'ils y voient les ancêtres des révolutionnaires, des républicains, plus tard des résistants (Camisards-maquisards), qu'ils en fassent le maillon d'une épopée occitane, entre les cathares du XIIIe siècle et les vignerons de 1907, ou tout simplement qu'ils soient sensibles au symbole toujours actuel du combat de David et de Goliath. Il ne faut pas négliger enfin le relais étranger, toutes les terres de la diaspora huguenote qui connaissent souvent mieux l'histoire camisarde que le Français moyen.

C'est dire que la commémoration risque de prendre des formes multiples, à l'image de cette guerre qui a toujours dépassé la réalité des faits et qui au début du XXIe siècle n'a rien perdu de son attraction.

Philippe Joutard
historien université de Provence - EHESS

Source: Commemorations Collection 2002

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