Page d'histoire : Marguerite Yourcenar Bruxelles, 8 juin 1903 - Mount Desert Island, Maine (États-Unis), 17 décembre 1987

Photographie extraite d'une carte de presse
"les Nouvelles littéraires", 1937
Houghton Library, université de Harvard,
Boston (U.S.A) libre de droits

Marguerite de Crayencour - qui, par l’anagramme de son nom, se donnera le pseudonyme de Yourcenar - est née à Bruxelles le 8 juin 1903. Sa maman est morte des suites de l’accouchement, ainsi tombée « au champ d’honneur des femmes », dira sa fille. Marguerite vit avec son père Michel de Crayencour, d’abord au « Mont Noir » dans la propriété près de Bailleul où sa grand-mère règne sur le château, sur les terres, sur les gens, puis à Paris à partir de 1912, et à Londres quand vient la guerre. Son père dont la vie ne fut que vagabonde - « on n’est bien qu’ailleurs » disait-il - lui enseigne le goût des voyages, la passion des livres, l’anglais, le grec et le latin qui joueront un si grand rôle dans sa vie. Il lui apprend aussi la solitude, et la liberté de l’amour, et l’art de s’en aller. « On s’en fout » disait-il dès que quelque chose allait mal, « on n’est pas d’ici, on s’en va demain ».

Pas question que Marguerite fréquente l’école : elle passera son baccalauréat sans y avoir jamais mis les pieds. Elle rêve d’écrire, d’aimer, de découvrir le monde. Ses premiers écrits - le Jardin des chimères, les Dieux ne sont pas morts - sont des recueils de poèmes : elle les publie, grâce à son père, à compte d’auteur, quand elle n’a pas vingt ans. Mais Michel de Crayencour tombe malade, entre deux voyages : il meurt à Lausanne en janvier 1929 ; Marguerite est seule, désespérée, mais l’écriture semble avoir maintenant conquis sa vie. Cette même année elle publie son premier roman Alexis ou le traité du vain combat, lettre écrite à sa femme par un homme qui aime les hommes et qui annonce son départ. « Je vous demande pardon le plus humblement possible non pas de vous quitter mais d’être resté si longtemps ».

Marguerite continue, dans les années qui suivent, d’écrire et de publier. Achevé à Athènes en 1936, son livre Feux dit les souffrances d’une crise passionnelle, un grand amour pour un homme qui ne l’aimait pas. « J’ai touché le fond. Je ne puis tomber plus bas que ton cœur... » Mais en 1939, quand va commencer la Seconde Guerre mondiale, sa vie semble avoir basculé : elle a publié le Coup de grâce, étrange roman qu’elle a écrit entre Capri et Sorrente et qui éclaire une part cachée d’elle, sa part de violence. Qui est donc Éric, le héros du livre, ce guerrier qui aime tant les garçons, la fraternité, et aussi la solitude, et qui hait Sophie parce que Sophie l’aime ?

Venue la guerre, elle a décidé de rejoindre en Amérique Grace Frick, une enseignante américaine qu’elle a rencontrée en 1937, avec qui elle a beaucoup voyagé, et qui est, peu à peu, devenue sa compagne. Voici Marguerite Yourcenar professeur de français dans la banlieue de New York  car il lui faut vivre - ; la voici qui acquiert la nationalité américaine - Yourcenar devenant son vrai nom - , et qui semble quelques années se détourner de l’écriture. Et voici Marguerite et Grace qui découvrent ensemble l’île des Monts Deserts, dans l’État du Maine, cet « univers en miniature », qui leur parut si beau qu’elles décidèrent de s’y fixer, ce monde hors du monde où elle aimera tout, le silence et le cri des oiseaux, la sirène des bateaux, les maisons de bois et au printemps les promenades à cheval...

Mais vient, pour Marguerite Yourcenar, le temps de la notoriété,et bientôt de la gloire. Elle publie en 1951 les Mémoires d’Hadrien, qui connaissent un grand succès. Sur l’île où elle vit, elle achète une maison, « Petite Plaisance », où l’accompagneront ses rêves. Elle commence d’écrire l’Œuvre au noir qui sera publié àParis en 1968. Comblée d’éloges, couverte de prix, voici la vieille dame des Monts Deserts partout célébrée en Europe et aux États-Unis. En 1980 elle sera la première femme élue à l’Académie française, reçue par Jean d’Ormesson le 22 janvier 1981.

Le temps passant, son visage s’est ridé, son corps s’est épaissi ; dans sa chambre de « Petite Plaisance », elle est assise à son petit bureau, devant sa machine à écrire. À partir de 1971, elle semble avoir apaisé son humeur vagabonde. C’est qu’elle a repris le projet de son adolescence, ce « labyrinthe du monde »,mémoire d’un genre nouveau où l’auteur explore la somme des vies dont il est le résultat, car « ce bout de chair rose pleurant dans un berceau bleu, venu le 8 juin 1903 »,il n’était que l’aboutissement d’une vaste histoire. Mais aussi elle soutient Grace Frick, sa compagne, dans un long combat contre la mort : Grace Frick meurt, dans leur maison, le 18 novembre 1979.

Que reste-t-il ? À vieillir les yeux ouverts, à écrire bien sûr : elle poursuit son labyrinthe du monde dont elle n’achèvera pas le troisième livre Quoi l’éternité, qui parlait d’elle. À retrouver les voyages. À peine reçue à l’Académie française, elle part pour le Maroc, entraînée par un jeune compagnon. La voici en Égypte, au Japon, en Thaïlande, en Grèce. Elle a plus de quatre-vingts ans, mais ni l’âge ni la fatigue ne peuvent tarir son avidité de vivre, sa fascination de toute volupté. Elle continuera, jusqu’à l’épuisement de ses forces, d’aller à l’aventure, d’aimer la vie et la liberté, toute liberté, mais d’aimer aussi la sagesse, une sorte de sagesse bouddhique qu’elle voudrait apprendre et enseigner.

Elle est morte le 17 décembre 1987, à 21h30, à l’hôpital de Bar Harbor. Elle put voir encore, de la fenêtre de sa chambre, la neige qui tombait et recouvrait l’île. Elle fut mise en terre, au petit cimetière voisin, entre les pins, près de la mer, à côté de Grace Frick. Nous nous souvenons de ce cri de sa jeunesse : « Solitude... Je ne crois pas comme ils croient. Je ne vis pas comme ils vivent. Je n’aime pas comme ils aiment... Je mourrai comme ils meurent ».

Jean-Denis Bredin
de l’Académie française

Source: Commemorations Collection 2003

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