Page d'histoire : Emmanuel Kant Königsberg, 22 avril 1724 - Königsberg, 12 février 1804

Emmanuel Kant par Johann Gottlieb Becker, 1768

Le « moment kantien » représente un retournement de perspective sans précédent dans l’histoire de la pensée. La Critique de la raison pure est en effet le théâtre du renversement de la relation qui fut, depuis l’aube de la métaphysique moderne, celle de la finitude et de l’Absolu. La philosophie des XVIIe et XVIIIe siècles pensait la finitude en posant d’abord Dieu, l’Absolu, pour situer ensuite la condition humaine dans l’ordre du moindre. C’était la démarche de Descartes, mais aussi celle de Spinoza ou de Leibniz : l’homme apparaît ainsi, par rapport à Dieu, comme un être fini, un être de manque, ce qui se traduit par l’ignorance, la sensibilité, la mort et le péché. Kant, au contraire, commence par la finitude ; il met en évidence, comme le fait premier dont il faut partir pour aborder toutes les autres questions de la philosophie, le simple fait que notre conscience soit toujours déjà limitée de façon sensible par un monde extérieur à elle, et qu’elle n’a pas créé. S’en déduit l’impossibilité de relativiser le point de vue de la finitude par rapport à un entendement divin infini, dont il demeure hors de portée de la connaissance humaine de démontrer l’existence ; la figure divine de l’Absolu se trouve rabaissée au rang d’une « Idée », de simple point de vue de la raison humaine. Le retrait du divin se manifeste ainsi, dans la Critique de la raison pure, par une sécularisation de l’idée de Dieu au niveau de la théorie de la connaissance. La notion d’omniscience est renvoyée à l’ordre de l’illusion métaphysique, au terme d’une analyse qui ressortit déjà à la pensée de la déconstruction : Dieu n’est plus au fond que l’effet d’un processus par lequel la raison devenue folle croit dans l’existence réelle de ses propres produits. Cependant cette omniscience divine, réduite à n’être qu’une idée de la raison, demeure, lors même que l’on a admis son caractère non objectif, l’horizon de sens nécessaire au progrès de l’activité scientifique. Dans la Critique de la raison pratique, Dieu acquiert une existence moins illusoire, mais il ne représente rien d’autre que l’idéal moral de l’humanité, c’est-à-dire un postulat posé en fonction des exigences de la finitude humaine en matière morale. L’œuvre de Kant, c’est ce qui lui confère aujourd’hui encore son originalité et son actualité, nous invite à penser non seulement la politique et le droit, mais aussi l’éthique et la culture, indépendamment d’une dérivation de type théologique. Cela fait assurément de Kant le penseur de cette Europe qui, après avoir été le continent des nations chrétiennes, va devenir le continent de la laïcité.

Luc Ferry
philosophe,
ministre de la Jeunesse, de l’Éducation nationale et de la Recherche

Source: Commemorations Collection 2004

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