Page d'histoire : Louis de Fontanes, poète et grand maître de l'Université impériale Niort, 6 mars 1757 - Paris, 17 mars 1821

Louis de Fontanes, professeur de belles-lettres à l’École centrale des Quatre Nations
Henri-Pierre Danloux (attribué à), - huile sur toile
Châteaux de Versailles et de Trianon - © RMN / Gérard Blot

François-René, vicomte de Chateaubriand,
méditant sur les ruines de Rome
Anne-Louis Girodet de Roussy-Trioson, huile sur toile
Châteaux de Versailles et de Trianon
© RMN / Gérard Blot

Une grande littérature est une forêt : elle n’est pas peuplée seulement de grands arbres, mais d’une végétation luxuriante sur laquelle les promeneurs tardifs, qui répugnent à quitter les chemins frayés, sont tentés de ne jeter qu’un regard distrait. Le poète Louis de Fontanes a cessé de publier ses poésies en 1791, bien qu’il ait continué à en composer pour lui-même et ses intimes. Son œuvre en vers et en prose n’a été réunie qu’en 1839, dix-huit ans après sa mort, précédée d’un superbe essai de Sainte-Beuve et d’une « lettre » étrangement brève de Chateaubriand. Cette œuvre attend toujours son édition critique. Rétrospectivement, elle se confond dans la production poétique, oratoire et journalistique des années 1780-1814 que jusqu’ici l’histoire littéraire, n’ayant d’yeux que sur ce qui dépasse, s’est le plus souvent contentée de survoler.

Qu’est-ce qui peut valoir aujourd’hui à M. de Fontanes, après deux siècles ou presque, une « commémoration nationale », on est presque tenté d’écrire une « commisération nationale » et, qui sait ? l’attraction d’un jeune chercheur ? Jusqu’ici, si son nom n’a pas été oublié, Fontanes le doit à la place considérable qu’il a tenue dans la carrière littéraire de Chateaubriand, qu’il a connu jeune pousse en 1789-1790 et qu’il a aidé plus tard à devenir géant, sous le Consulat et l’Empire. Chateaubriand lui a marqué sa reconnaissance en le nommant au premier rang du « personnel » des Mémoires d’outre-tombe, citation à l’ordre de l’éternité qui vaut à Fontanes de figurer dans les notes des Mémoires et dans les biographies de leur auteur. À tel ou tel tour de phrase cependant, on devine que, « dragon » du grand goût classique corrigeant et censurant le Génie et Les Martyrs, ou bien protecteur attitré du poète auprès de l’Empereur, et donc incité à le morigéner d’importance, le fougueux Fontanes Mentor a pesé sur l’inventeur d’une « littérature nouvelle » aussi bien que sur son caractère indépendant et ombrageux : il n’a pas laissé que de riants souvenirs à l’auteur des Mémoires.

Fontanes a eu droit aussi à un article dans le Dictionnaire Napoléon de Jean Tulard (1987). C’est que, journaliste, puis orateur politique, il est entré, après le 18 brumaire, dans le sillage de l’autre géant de son époque, Bonaparte. L’Empereur fit de Fontanes en 1808 son Grand maître de l’Université. Ce poète passé à l’action et à l’ambition politiques a été le premier des ministres français de l’Instruction publique et de l’Éducation nationale. Par ce mandat qu’il exerça six ans, il devrait figurer en tête d’un chapitre de l’histoire moderne de notre enseignement, mais celle-ci préfère commencer par Victor Duruy, et oublier Fontanes.

Depuis le bicentenaire de 1789, un intérêt nouveau se manifeste chez les historiens pour la résistance aux Lumières et à la dérive totalitaire de la Révolution française. À ce second titre, le marquis Louis de Fontanes mériterait d’être étudié de plus près. Sa biographie, sa personnalité, son œuvre littéraire, sa carrière politique sont typiques d’une famille d’hommes de lettres d’Ancien régime jusqu’ici négligée, sinon méprisée : les conservateurs modérés. Fontanes avait du mérite à cette modération conservatrice. Ses origines, son enfance et son adolescence auraient fort bien pu le dresser, comme tant d’autres, contre « la société » où il était né. Sa famille paternelle, languedocienne et calviniste, avait dû émigrer lors de la révocation de l’Édit de Nantes. De retour en France et fixé à Niort, son père, peu fortuné, avait épousé une catholique qui fit élever ses deux fils dans la religion romaine. Le cadet Louis, faute de moyens pour l’envoyer comme son aîné au collège oratorien de la ville, fut mis en pension chez un curé janséniste. Élevé dans une religion de crainte, il fit une fugue. On le rattrapa. La famille put s’arranger pour qu’il rejoignît son frère aîné au collège ; tous deux excellaient dans l’art des vers. Une série de deuils priva prématurément Fontanes de son frère et de ses parents. Il « monta » à Paris chercher fortune. Il avait plusieurs atouts : sa beauté physique et son tempérament méridional, qui le firent apprécier des femmes ; sa culture et ses dons littéraires, qui lui valurent l’estime des oracles de la République parisienne des lettres et des salons où il mondanisait. Dès 1780, Fontanes reçut l’accolade du célèbre poète et dramaturge Ducis pour son poème La Forêt de Navarre, où il retrouvait, dans le genre descriptif à la mode, la gravité et la cadence du vers de Voltaire dans La Henriade, mais avec une fluidité mélodieuse qui lui était propre. En 1783, il publiait La Chartreuse de Paris et il lisait dans les salons Le Jour des morts, renouant, à contre courant du XVIIIe siècle français, avec la poésie de méditation religieuse de Racine.

Cette religion poétique n’empêchait pas ce bon vivant de savourer les plaisirs dont abondait l’Athènes de l’Europe et d’avoir une liaison officielle avec une actrice (qualifiée de « charmante » par Chateaubriand dans ses Mémoires), Mademoiselle Desgarcins. En 1789, son Essai sur l’astronomie fit l’admiration du critique La Harpe, qui déclara : « Voilà décidément un poète qui tuera l’école de Dorat ». C’est le temps où il fit la connaissance du très jeune Chateaubriand, qui composait des Rêveries en vers et cherchait à les placer dans l’Almanach des Muses. Fontanes faisait alors figure de rival de l’abbé Delille, rompant plus résolument que le poète des Jardins avec le souffle court et facile du lyrisme « rocaille ». Dans les mêmes années, Jacques-Louis David peignait des tableaux religieux s’inspirant de Le Sueur et des tableaux d’histoire imités de Poussin ; André Chénier se donnait pour programme : « Sur des pensers nouveaux, faisons des vers antiques ». En 1788, l’Épître sur l’édit en faveur des protestants, écrite par Fontanes à la gloire de Louis XVI, renouait à contretemps avec la poésie officielle du Grand siècle catholique, mais sur le thème nouveau de la tolérance : le XVIIe siècle de Fontanes était celui du Fénelon des Aventures de Télémaque et de la Lettre à l’Académie, et non celui d’Arnauld, de Pascal et de Bossuet. Mais c’était néanmoins le XVIIe siècle chrétien, nourri de Virgile et d’Horace. À la fureur de Chamfort, l’Académie, toute « philosophe » qu’elle fût devenue depuis le secrétariat perpétuel de d’Alembert, couronna cette Épître politiquement incorrecte, puisqu’elle réconciliait tolérance, monarchie et catholicisme. Il n’est pas surprenant que quatorze ans plus tard, en 1802, Chateaubriand ait tenu à faire figurer la version définitive et intégrale de La Chartreuse de Paris, le chef-d’œuvre du jeune Fontanes, dans Le Génie du Christianisme. Le poème avait fait figure, deux ans avant la Révolution, de manifeste en faveur d’un retour littéraire à la religion. Manifeste ferme, quoique prématuré, et que Chateaubriand pouvait à bon droit tenir pour un incunable, sinon un programme, de son grand œuvre :

[…]
Me trompé-je ? Écoutons : sous ces voûtes antiques
Parviennent jusqu’à moi d’invisibles cantiques,
Et la Religion, le front voilé, descend,
Elle approche : déjà son calme s’insinue ;
Entendez-vous un Dieu, dont la voix inconnue
Vous dit tout bas : « Mon fils, viens ici, viens à moi,
« Marche au fond du désert : j’y serai près de toi. »
Maintenant, du milieu de cette paix profonde,
Tournez les yeux : voyez dans les routes du monde
S’agiter les humains, que travaille sans fruit
Cet espoir obstiné du bonheur qui les fuit.
Rappelez-vous les mœurs de ces siècles sauvages,
Où sur l’Europe entière apportant les ravages,
Des Vandales obscurs, de farouches Lombards,
Des Goths se disputaient le sceptre des Césars ;
La force était sans frein, le faible sans asile :
Parlez, blâmerez-vous les Benoît, les Basile,
Qui, loin du siècle impie, en ces temps abhorrés,
Ouvrirent au malheur des refuges sacrés ?
Déserts de l’Orient, sables, sommets arides,
Catacombes, forêts, sauvages Thébaïdes,
Oh ! que d’infortunés votre noire épaisseur
A dérobés jadis au fer de l’oppresseur !
[…]
(1)

Le Génie, dont le lancement avait été organisé de main de maître par les deux amis, donna enfin une immense résonance au catholicisme rousseauiste et fénelonien que Fontanes avait célébré dès 1788, en le dissociant résolument de la crainte janséniste, et en le créditant de la renaissance moderne des arts, des lettres et de la poésie. Présentant le poème de son ami, Chateaubriand pouvait écrire : « Ces beaux vers prouveront aux poètes que leurs muses gagneraient plus à rêver dans les cloîtres qu’à se faire l’écho de l’impiété ».

Alarmé par le tour radical que prit la Révolution française, mais non par son initiale générosité, Fontanes se retrouva en 1790 dans les rangs clairsemés des « monarchiens », qui luttaient en faveur d’une monarchie constitutionnelle et représentative donnant au roi les pouvoirs de contrôler et contenir le torrent. Avec une noire ironie, le Chateaubriand des Mémoires qualifie ce parti (qui avait ses sympathies en 1789-1791) de « stationnaire » : il le voit voué à être « toujours déchiré par le parti du progrès qui le tire en avant et le parti rétrograde qui le tire en arrière ». Avec son ami Carbon de Flins, Fontanes créa le journal intitulé Le Modérateur, organe des « monarchiens ». En 1791, les locaux du journal furent saccagés et Fontanes dut s’enfuir à Lyon, où il se maria. Il comptait faire progresser dans l’ombre et loin du bruit une épopée, La Grèce sauvée, allégorie de la France menacée de barbarie comme l’Athènes de Miltiade. Le sujet lui avait été suggéré par le Voyage du jeune Anacharsis, de l’abbé Barthélémy, paru avec un immense succès en 1788.

La guerre civile française vint interrompre furieusement ce rêve de loisir lettré. L’armée de la Convention ne tarda pas à assiéger, bombarder et décimer Lyon coupable de girondisme. Il s’échappa à Paris, où il eut le temps, dans sa cachette, de rédiger en une nuit, pour les députés de Lyon, le discours que le lendemain l’un d’entre eux lut devant la Convention, d’abord décontenancée par ce tableau de Terreur, mais bientôt reprise en main par Collot d’Herbois, proconsul montagnard de Commune affranchie. Abandonnant Paris après avoir frôlé l’arrestation, il trouva refuge à Sevran, près de Livry, avec sa femme et sa fille, née à Lyon sous les bombes, chez son amie la poétesse Mme Dufrénoy.

Après le 9 thermidor, Fontanes entra à l’Institut et devint professeur de belles-lettres à l’École centrale des Quatre Nations, installée dans le palais du Collège Mazarin. Avec La Harpe et l’abbé de Vauxcelles, il fonda un journal royaliste, Le Mémorial, qui polémiqua contre les Idéologues républicains de La Clef du Cabinet et du Journal de Paris. Le jugement de Sainte-Beuve sur Fontanes journaliste littéraire dans ces années 1794-1797 est un chef-d’œuvre de finesse :

« Fontanes, comme Racine, comme beaucoup d’écrivains d’un talent doux, affectueux, tendre, avait tout à côté l’épigramme facile, acérée. Chez lui la goutte de miel lent et pur était gardée d’un aiguillon très vigilant. S’il ne montrait d’ordinaire que de la sensibilité dans le talent, il portait de la passion dans le goût. Il était, ai-je dit, de l’école française en tout point : et, en effet, tout ce qui, à quelque degré tenait au germanisme, à l’anglomanie, à l’idéologie, à l’économisme, au jansénisme, tout ce qui sentait l’outré, l’obscur, l’emphatique, se liait dans son esprit par une association rapide et invincible ; il voyait de très loin et très vite : son imagination faisait le reste. En somme, toutes les antipathies qu’on se figure que Voltaire aurait eues et nous les représente, et non par routine ni par tradition, mais bien vives, bien senties, bien originales aussi ; il était né tel. De la famille de Racine par le cœur et les vers, il touchait à Voltaire par l’esprit et par le ton courant. Très aisément son tact fin tressaillait offensé, irrité : son accent se faisait moqueur ; et, en même temps, sa veine de poëte sensible, et son imagination plutôt riante, n’en souffraient pas. Qu’on approuve ou non, il faut convenir que tout cela constitue en M. de Fontanes un ensemble bien varié et qui se tient, une nature, un homme enfin. » (2)

Le 15 août 1797, Le Mémorial publia une lettre ouverte de Fontanes au général Bonaparte, qui en termes à peine voilés l’appelait à renverser la République directoriale. Bonaparte n’oublia jamais cet acte de confiance qui lui venait du côté royaliste. Mais quinze jours plus tard, le jeune général soutenait le coup d’État du 18 fructidor qui inscrivit Fontanes sur la liste des déportés. Il put s’évader de France avant d’être arrêté. Il gagna Hambourg, puis Londres, les deux capitales de la France émigrée. À Londres, il retrouva Chateaubriand, le présenta à la « haute émigration » qui l’avait boudé jusque-là, et le rallia à son programme de restauration religieuse dont Bonaparte pourrait être le bras séculier, première étape avant une restauration politique, avec ou sans les Bourbons. Il semble bien qu’un véritable pacte, outre une vive amitié réciproque, les ait dès lors liés. De retour en France dans la clandestinité, Fontanes put en sortir soudain avec un exceptionnel éclat quand Bonaparte, devenu entre-temps Premier consul, lui demanda de prononcer aux Invalides l’éloge funèbre du Washington. Il le rédigea cette fois encore en une nuit, donnant le Président américain en exemple de modération au chef français de l’État. Dès lors, ce poète et publiciste royaliste, cajolé par le Premier consul, amant de sa sœur Élisa et intime de son frère Lucien, devint tour à tour conseiller au ministère de l’Intérieur, puis membre du Corps législatif, dont il fut élu président en janvier 1804. Il avait auparavant dirigé le Mercure de France, qui fit campagne contre les Idéologues de La Décade et contre l’essai De la littérature de Mme de Staël et qui contribua amplement au triomphe du Génie du Christianisme.

La position de Fontanes devint scabreuse après l’assassinat du duc d’Enghien. Royaliste, et choyé comme tel par Bonaparte, il dut collaborer, non sans marquer clairement sa différence et sauvegarder sa dignité, à la transfor-mation du Consulat en Empire. Son double jeu virtuose lui permit de protéger à plusieurs reprises son ami Chateaubriand contre la colère de Napoléon, et de gagner une difficile bataille contre Antoine-François de Fourcroy. Ce chimiste, ancien collaborateur de Lavoisier qu’il n’avait rien fait pour sauver de la guillotine, est l’auteur de la loi du 11 fructidor An X organisant le système de l’Université impériale. C’est Fontanes en effet, et non Fourcroy, qui fut choisi par l’Empereur comme Grand maître de la nouvelle institution d’État. L’enjeu était de taille : l’esprit des jeunes générations. Fourcroy représentait l’Idéologie et les sciences, Fontanes les belles-lettres et le catholicisme. L’Empereur choisit le poète royaliste contre le chimiste ex-jacobin. Il se le reprochera amèrement dans ses confidences de Sainte-Hélène à Las Cases. Fontanes fit avaliser par l’Empereur la nomination de Bonald, de Joubert, du Supérieur de l’Oratoire l’abbé Émery, de son ancien professeur de rhétorique à Niort, l’oratorien Ballan, le frère de M. de Sèze (le défenseur de Louis XVI) et même du futur Mgr Frayssinous, soit au Conseil supérieur, soit à l’Inspection générale, soit dans les rectorats. La prépondérance « littéraire » qui a longtemps caractérisé l’enseignement français date de Fontanes. Tout en lui retirant ses fonctions de Grand maître, que Chateaubriand tenta en 1821 de lui faire rendre, la Restauration marqua la reconnaissance qu’elle devait bien à Fontanes : il fut nommé pair de France et reçut le grand cordon de la Légion d’honneur. La jeune génération de poètes qui fera couronne autour de Chateaubriand dans les années 1820 avait été formée par l’Université de son ami. Plus encore que le Génie du Christianisme, ce sont les Méditations de Lamartine qui ont tenu les promesses de la poésie de jeunesse de Fontanes. L’autorité littéraire conquise par un Villemain était un héritage de La Harpe et de Fontanes, dont il avait été le disciple et l’ami.

Évoluant sous le masque dans la haute « nomenklatura » de l’Empire, sans rien renier de ses convictions royalistes, Fontanes n’en continua pas moins à écrire des poèmes clandestins où ses sentiments véritables sur la dictature napoléonienne trouvaient une expression douloureuse et ciselée. Son Ode sur l’assassinat du duc d’Enghien, celle Sur l’enlèvement du Pape, ses Stances à M. de Chateaubriand (pour le consoler du tir groupé de la presse impériale contre Les Martyrs), donnent la clef des silences ou des tours de phrases allusifs par -lesquels le président du Corps législatif marqua ses réserves sur la politique du Premier consul et de l’Empereur. Jamais l’art de l’éloge n’a mieux mis en œuvre que chez Fontanes son envers de critique et de conseil. Napoléon n’était pas dupe. À plusieurs reprises, il fut tenté de sévir. Mais Fontanes était une lumière du royalisme, la seule qui brillât sur sa couronne. L’Empereur était d’ailleurs fasciné par la haute tradition littéraire française qu’incarnait à ses yeux Fontanes, et celui-ci ne l’était pas moins par la personnalité prodigieuse de l’Empereur, ce qui ne l’empêchait pas de le comparer in petto, et très défavorablement, à Henri IV et Louis XIV. Quand il pouvait tourner le dos à la politique et à l’administration, le Grand maître de l’Université portait lentement à la perfection, dans son cabinet de travail de Courbevoie, d’exquises poésies de goût horatien : Où vas-tu jeune beauté ? ou bien Au bout de mon humble domaine… Au grand scandale des recteurs et inspecteurs qui lui rendaient visite, le Grand maître-Poète avait sous les yeux un buste de Vénus. Il s’en défendit par une Ode :

[…]
Loin de nous, Censeur hypocrite
Qui blâme nos ris ingénus !
En vain le scrupule s’irrite,
Dans ma retraite favorite
J’ai mis le buste de Vénus.
Je sais trop bien que la volage
M’a sans retour abandonné ;
Il ne sied d’aimer qu’au bel âge ;
Au triste honneur de vivre en sage
Mes cheveux blancs m’ont condamné.
Je vieillis ; mais est-on blâmable
D’égayer la fuite des ans ?
Vénus, sans toi rien n’est aimable ;
Viens de ta grâce inexprimable
Embellir même le bon sens
(3)
[…]

Cela ne l’empêcha pas en 1813, quand il devint clair que l’Empire allait à la catastrophe, d’écrire le plus sombre de ses poèmes, La Société sans religion où il attribue la fragilité des régimes issus de la Révolution française, présents et à venir, à leur mépris de la pierre angulaire de toute société durable, la foi religieuse :

[…]
Sur la religion les cités s’établissent,
Et partout des cités, où ses lois s’affaiblissent
Le déclin est venu ;
L’excès des maux succède à l’excès des blasphèmes,
Et le sage et le fort tombent frappés eux-mêmes
D’un délire inconnu.
Oui : dès que notre main, par l’orgueil égarée,
Voulut toucher la pierre éternelle et sacrée,
Fondement des états,
L’édifice à grand bruit en trembla jusqu’au faîte,
Et l’effroi de sa chute a fait courber la tête
Des plus fiers potentats.
L’autel tombe, et les mœurs, bientôt anéanties,
Ne garantissent plus des vieilles dynasties
Le sceptre méprisé ;
Du sort des souverains un vil sénat décide,
Et de Cromwell encor le poignard régicide
Est contre eux aiguisé.
Alors du cœur humain s’ouvrent les noirs abîmes ;
Lui-même il ignorait qu’il cachât tant de crimes
Dans ses plis tortueux ;
Et, quand de ses progrès la raison s’est vantée,
L’orgueilleuse raison recule épouvantée
De ses fruits monstrueux.
Hélas ! plus de bonheur eût suivi l’ignorance !
Le monde a payé cher la douteuse espérance
D’un meilleur avenir ;
Tel mourut Pélias, étouffé par tendresse
Dans les vapeurs du bain dont la magique ivresse
Le devait rajeunir.
[…]
(4)

Il n’avait jamais cessé d’augmenter de quelques vers, sans pouvoir jamais l’achever, son épopée La Grèce sauvée, dont l’allégorie optimiste ne correspondait décidément pas au tour qu’avaient pris en France les événements. En 1814, il vota avec le Sénat conservateur la déchéance de l’Empereur, « décret libérateur pour la France, écrit l’auteur des Mémoires d’outre-tombe, infâme pour ceux qui l’ont rendu ».La Restauration fut gâchée pour Fontanes par la mort en duel en 1819 de son fils unique, Saint-Marcellin, qu’il adorait. Lui-même mourut le 10 mars 1821, au moment où Chateaubriand, appuyé par Mme de Duras et Mme Récamier, mais volant enfin de ses propres ailes, patientait dans son ambassade de Berlin en attendant, du moins le croyait-il, de prendre un jour les rênes de l’État royal. En dépit d’impalpables froissements d’antennes entre les deux amis, d’une évidente disproportion de stature et du décalage de générations, ils avaient en commun la suprême ambition de Fénelon, celle de devenir le Mentor du prince et de faire de la France une autre Salente.

Marc Fumaroli
de l’Académie française,
professeur honoraire au Collège de France,
membre du Haut comité des célébrations nationales

1. « La Chartreuse de Paris », Œuvres de M. de Fontanes, recueillies pour la première fois et complétées d’après les manuscrits originaux, Paris, Hachette, 1859, t. I, p. 29-30.
2. M. Sainte-Beuve, Œuvres de M. de Fontanes, recueillies pour la première fois d’après les manuscrits originaux, Paris, Hachette, 1859, t. I, p. 1xviii.
3. « Sur un buste de Vénus, placé dans mon cabinet », ode, 1813, ouvr. cit., t. I, p. 145.
4. « La Société dans la religion », ode, 1813, ouvr. cit., t. I, p. 150-151.

Source: Commemorations Collection 2004

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