Page d'histoire : La France et l'Angleterre signent l'Entente cordiale 8 avril 1904

Carte postale célébrant l'Entente cordiale

L’Entente cordiale est importante parce qu’elle préfigure et annonce en quelque sorte la communauté d’inspiration et de combat qui unira la Grande-Bretagne et la France au cours des deux guerres mondiales du XXe siècle.

Elle est importante aussi parce que, sur le moment même, elle a spectaculairement mis fin à une tradition plusieurs fois séculaire d’antagonisme idéologique, sentimental et souvent matériel (guerrier) entre la France et (comme on disait) l’Angleterre. Un tournant historique, vraiment ! car la tradition française était d’anglophobie. L’éclat sinistre de notre défaite de 1870-71 face à l’Allemagne, et le contentieux qui s’en est suivi sur l’Alsace, ne doivent pas faire oublier que le plus « héréditaire » de nos ennemis a tout de même été l’Anglais. L’hostilité française à l’Allemagne, violente après 1871, était récente ; les guerres menées en alliance avec l’Angleterre (guerre de Crimée) avaient été plutôt exceptionnelles, alors que le duo France-Angleterre avait été un long et multiforme affrontement. Les deux personnages devenus mythiques de notre histoire, Jeanne d’Arc, brûlée à Rouen, et Napoléon, battu à Waterloo et captif à Sainte-Hélène, sont expressément perçus comme victimes des Anglais. Quand la France a voulu s’agrandir outre-mer, et pour cela se doter d’une marine forte, le seul obstacle qu’elle ait rencontré, c’est précisément le quasi-monopole britannique de la domination des mers. La puissance navale française a été enfin obtenue et reconnue, mais après combien de déboires : Trafalgar, nom combien symbolique !

On ne saurait oublier, au-delà des intérêts d’État, les idéaux qui les accompagnent et les mentalités collectives qui en découlent. Pendant des siècles de monarchie, et avec encore bien des prolongements au XIXe siècle, la France a été catholique et a perçu l’Angleterre comme essentiellement protestante et, partant, comme foyer potentiel d’inventions perverses ou d’exemples subversifs. Lorsqu’en plus l’Angleterre libérale est devenue l’exemple mondial du capitalisme, le socialisme français naissant s’est jeté sur les misères de Londres et de Manchester et l’anglophobie, jusque-là toute conservatrice et réactionnaire, s’est vue dotée d’une composante de gauche. La France profonde, à la charnière du dix-neuvième et du vingtième siècle encore, s’est émue en faveur des Boers, ce peuple de paysans qui résistait à l’impérialisme anglais en Afrique du Sud. Nous avons aimé les Boers, comme les Irlandais ou encore comme, cent ans plus tôt, nous avions aimé et aidé l’indépendance américaine.

Bien entendu, les Anglais massivement et collectivement n’étaient pas en reste de francophobie, avec les mêmes composantes de longs souvenirs historiques, de rivalités maritimes et de détestations religieuses. Les héros que l’Angleterre traditionnelle a portés aux sommets du légendaire héroïque et de la statuaire de rue sont ceux qui ont eu la France comme adversaire et qui l’ont battue : les Marlborough, les Wellington et les Nelson.

Bien entendu aussi, en France comme en Angleterre, le progrès et la civilisation ont fini par ébranler les unanimismes. Il y eut des courants d’anglophilie en France, mais nettement progressistes et souvent liés aux minorités religieuses, donc quelque peu élitistes et largement minoritaires. Et des francophiles anglais.

L’Entente cordiale surviendra lorsque la gauche la plus avancée en France sera devenue majoritaire, ou en tout cas hégémonique.

Le basculement de la République française de l’ère des gestions opportunistes (v. 1879-1899) à l’ère des gestions radicales (1899-1914) est survenu, comme chacun sait, au temps de l’Affaire Dreyfus. Mort de Félix Faure, élection d’Émile Loubet à la tête de l’État, agression de la droite nationaliste et anti-dreyfusarde contre Loubet, riposte républicaine, entraînant enfin le basculement parlementaire : formation avec Waldeck-Rousseau d’un « gouvernement de défense républicaine » soutenu par une majorité de gauche, comprenant une composante socialiste. C’est alors que le conflit avec l’Église catholique, virtuel depuis un siècle mais contenu par le Concordat, s’est déclenché à partir de la loi sur les congrégations pour aboutir à la rupture diplomatique avec le Vatican et à la séparation de l’Église et de l’État (1905). Au cœur de ce conflit, après les élections législatives de 1902, Waldeck-Rousseau, encore relativement modéré, est remplacé à la tête du ministère par Émile Combes, radical vite devenu symbole de la laïcité militante et de l’anticléricalisme sans nuance.

Il est évident qu’il y a une concordance logique entre ces deux virages à gauche, celui de l’anglophilie en politique extérieure et celui de l’anti-catho-licisme en politique intérieure. Pour ne citer qu’un nom, Jean Jaurès, bon soutien du combisme, préférait lui aussi les affinités anglaises aux affinités continentales.

Toutefois il faut bien reconnaître qu’Émile Combes se consacrait surtout à la politique intérieure et que la diplomatie était davantage gérée par son ministre Delcassé, républicain de tradition gambettiste plutôt que radicale. Ce constat nous renvoie à l’hypothèse géopolitique sur l’origine du renversement. En clair, pour parler en termes léninistes, le « conflit entre impérialistes ». La France et l’Angleterre, grandes colonisatrices depuis des décennies, ont fait le plein de leurs dominations, et elles ont finalement réglé, non sans douleur (française, pour Fachoda) leur partage de l’Afrique. C’est maintenant l’Empire allemand de Guillaume II, en plein dynamisme industriel et en pleine ambition maritime, qui donne l’impression de chercher à étendre un empire colonial encore mince. Que « l’Entente cordiale » soit celle de deux impérialismes nantis qui se prémunissent contre un nouveau « partage du monde » qui se ferait à leurs dépens (en direction par exemple du Maroc), il y a donc là une forte apparence de raison.

On ne saurait épuiser la liste des causes possibles sans passer par l’intérieur de l’Angleterre. Là aussi il y a une poussée à gauche en politique intérieure, et même un remplacement de souverain. Édouard VII, l’ancien brillant prince de Galles, a certes plus d’aptitudes caractérielles à plaire à la France et à la goûter que n’en avait la reine Victoria sa mère.

On ne saurait entrer ici plus avant dans le débat des historiens pour savoir comment il faut doser l’importance de ces divers ordres de causalité, ou mieux encore, comment décrire et analyser leurs inévitables interférences. Le fait est qu’une ère nouvelle est ouverte.

Elle sera durable.

Le « sang versé en commun » sur les champs de bataille de 1914-1918 ; la solidarité dans la fondation de la Société des Nations ; ensuite et surtout la nouvelle justification morale de l’alliance des démocraties par une répulsion commune contre l’hitlérisme, tout cela a progressivement, au long du XXe siècle, renforcé l’alliance et nourri ses fondements moraux.

Le 18 juin 1940, Londres est devenu, pour deux années décisives, la capitale intérimaire de la République française maintenue. Cela ne s’oublie pas. Winston Churchill a aujourd’hui sa statue au cœur de Paris (entre Invalides et Champs-Élysées) et le général de Gaulle la sienne en face de Carlton’s Gardens.

Maurice Agulhon
professeur honoraire au Collège de France
membre du Haut comité des célébrations nationales

Source: Commemorations Collection 2004

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