Page d'histoire : La traduction hébraïque du Guide des Égarés de Maïmonide Lunel, 30 novembre 1204

Le Guide des Égarés
ms. hébreu, XIVe s., Majorque, 1352
traduction de Samuel Ibn Tibbon
Bibliothèque nationale de France
département des manuscrits
© cliché Bibliothèque nationale de France

Le 30 novembre 1204, Samuel ben Juda Ibn Tibbon termine dans le Languedoc à Lunel (1) Moreh Nebukhim, traduction en hébreu de Dalalat al Haïrin (Le Guide des Égarés – ou des Perplexes –), traité arabe en caractères hébraïques de Moïse ben Maïmon dit Maïmonide. L’arabe est lingua franca sur les rives de la Méditerranée mais l’usage de ses caractères est prohibé pour les infidèles ; l’hébreu est l’une des deux langues savantes de l’Europe occidentale. Quelques jours plus tard, le 13 décembre 1204, Maïmonide quitte ce monde. Sa dépouille mortelle, transportée en Terre sainte, est inhumée à Tibériade où sa sépulture a été récemment restaurée.

Maïmonide naît à Cordoue – en 1138 selon des travaux récents –, et il s’y familiarise avec le Talmud et la tradition philosophique gréco-musulmane. Les Almohades, adeptes d’un Islam rigoriste prêché par Muhammad ibn Abdalla Ibn Tumart, déferlent sur l’Andalousie et l’Afrique du Nord, massacrent ou contraignent juifs et chrétiens à se convertir à l’Islam. Maïmonide s’exile à Fès (c. 1158), puis à Acre en Terre sainte (1165) avant de se fixer à Fostat (2) vers 1168. Négociant, médecin, personnage phare de la communauté juive, il acquiert une notoriété médicale, rabbinique, philosophique.

Encyclopédique, l’œuvre de Maïmonide s’ordonne autour de deux pôles, le judaïsme, législation, observances, théologie d’une part, la philosophie d’autre part. Pour répondre à d’illustres patients ou consigner son expérience médicale, il compose des traités sur les poisons et leurs antidotes, sur l’asthme, sur les rapports sexuels, sur les hémorroïdes, sur l’hygiène, sur les Aphorismes d’Hippocrate.

Afin de fournir un accès direct à la Mishna (fin IIe s.), il commente l’ensemble de ses traités. Son œuvre majeure, la seule rédigée en hébreu, le Mishne Tora, Répétition de la Loi, offre en quatorze livres un compendium du Talmud dans une langue claire, délaissant les discussions, les protagonistes, les sources, pour ne retenir que la norme. Selon Abraham Heschel, Maïmonide entend prouver la tradition rabbinique. Une interprétation historique voit plutôt dans son entreprise un effort pour restaurer les foyers du judaïsme anéantis par le déluge almohade à l’échelle d’un continent. Dans cet esprit, il formule les treize principes de la foi juive qui entreront dans la liturgie grâce à l’hymne Yigdal (qu’Il soit exalté) composé vers 1300 par Daniel ben Juda de Rome. Premier codificateur du judaïsme, Maïmonide est son philosophe par excellence. Il confronte surtout la philosophie d’Aristote (transmise par les commentateurs arabes et de son temps par Averroës) aux données de la révélation. Rejetant les thèses d’Aristote sur l’éternité du monde, il bâtit avec son Guide des Égarés la première synthèse occidentale entre raison et révélation.

Texte fondateur, la version de Samuel Ibn Tibbon diffuse l’aristotélisme dans les foyers juifs du Languedoc – Marseille, Montpellier, Lunel, Arles, Nîmes – suscitant adhésion passionnée et opposition violente, un conflit qui gagne le Midi et le Nord de la France, la Terre sainte et la diaspora. Les adversaires de Maïmonide lui reprochent de ne point citer ses sources dans le Mishne Tora, de promouvoir des commentaires allégoriques de l’Écriture dans le Guide, voire de nier la résurrection des morts. En 1220, le rabbin Salomon b. Abraham de Montpellier fulmine une excommunication contre tout lecteur du Guide et du Mishne Tora. Une tradition controuvée prétend même qu’en 1231 le clan anti-maïmonidien intrigue si bien auprès des dominicains qu’ils livrent au feu les écrits de Maïmonide. Le conflit reprend de plus belle entre 1303 et 1306, se généralisant autour de la licéité des études philosophiques. Certains thèmes maïmonidiens, comme la distinction entre les principes nécessaires au commun et leur entendement par les élites, les attributs négatifs de la divinité, les cinq théories de la Providence deviennent des acquis définitifs et l’œuvre tant halakhique que philosophique de Maïmonide triomphe dans la longue durée au sein de la diaspora en son entier.

Des versions latines (douze manuscrits) du Guide produites à partir de l’hébreu – c’est en 1856 seulement que Salomon Munk découvre et traduit en français l’original arabe – voient ainsi le jour dans le midi de la France avant 1240. Nombre d’auteurs chrétiens lisent, étudient, révèrent Maïmonide, Rabi Moyses, Iudeorum magnus expositor qui, selon Jean de Paris, similiter fuit sanctus. Le manuscrit latin 16096 de la Bibliothèque nationale de France contient même des Extractiones de Raby Moyse de la deuxième moitié du XIIIe siècle, une anthologie maïmonidienne. L’œuvre de Maïmonide répondait à un impératif du temps : opérer une conciliation scolastique entre Aristote et la foi, la logique même de Thomas d’Aquin qui triomphera non sans mal dans la chrétienté occidentale.

 

Gérard Nahon
directeur d’études émérite à l’École pratique des hautes études, section des sciences religieuses

 

1. Aujourd’hui département de l’Hérault.
2. Vieux Caire.

Source: Commemorations Collection 2004

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