Page d'histoire : Napoléon et les Muses

Napoléon 1er visitant l’escalier du Louvre sous la conduite de Percier et Fontaine
Louis-Charles-Augustin Couder, huile sur toile - s. d.
Musée du Louvre © RMN

Il n’est pas simple de présenter et de caractériser les productions des arts dans des périodes de troubles et de profond bouleversement comme furent celles de la Révolution et de l’Empire. C’est pourquoi sans doute Napoléon, soucieux de savoir si son règne ferait époque en ce domaine, voulut que les tableaux historiques sur les progrès des sciences, des lettres et des arts depuis 1789, commandés par le gouvernement à l’Institut en 1802, soient enfin achevés. Cinq rapports lui furent remis en 1808 : sur les sciences mathématiques par J.-B. Delambre, sur la chimie et les sciences de la nature par C. Cuvier, sur la littérature française par M.-J. Chénier, sur l’histoire et la littérature ancienne par B.-J. Dacier, sur les beaux-arts par J. Le Breton (1).

Ce vaste bilan offre certes une nomenclature assez complète et une topographie précise des connaissances, mais il pèche par une trop grande prudence académique qui interdit une évaluation rigoureuse si bien que tout apparaît un peu trop sur le même plan. L’Empereur aurait manifestement préféré que les lignes de force soient plus nettement marquées, lui qui, selon Villemain, prétendait « stimuler les travaux de l’esprit sur une échelle qu’on n’avait jamais vue depuis Louis XIV » et « être le chef de file d’une époque glorieuse pour l’esprit humain ».

Napoléon ne cessa d’exprimer un goût très personnel pour les arts en se montrant beaucoup plus passionné que Louis XV ou Louis XVI qui adoptèrent sur ce point une distance toute monarchique. Il était très amateur de théâtre comme en témoigne la correspondance de Talma et il aimait s’entretenir  longuement avec les peintres. Joséphine fit du château de Malmaison à la fois un salon et un véritable musée. Napoléon et ses frères s’illustrèrent dans l’épopée et le roman. Parmi les proches de l’Empereur nombreux furent les hommes de lettres (comme Fontanes) ou les artistes (comme Denon, Fontaine, Visconti etc.). Le Premier consul se plaisait à rappeler son élection à l’Institut qui devait consacrer son alliance avec l’élite savante et artistique. Monarque éclairé impatient d’établir des palmarès et de distribuer des médailles, il a créé la Légion d’honneur en 1802 pour associer dans une même forme de récompense les talents civils et le mérite militaire. Protecteur des sciences et des arts auxquels il promettait une bienveillance très paternelle, il a voulu aussi les régenter au point que son autoritarisme a souvent produit des effets contraires à son attente.

Ainsi la réorganisation brutale de l’Institut en 1803, conçue pour faire disparaître la turbulente classe des sciences morales et politiques, ne suffit-elle pas à faire rentrer dans le rang un personnel académique constamment en querelles et très susceptible quant à l’indépendance de l’homme de lettres. De là l’échec des prix décennaux qui révélèrent un désaccord complet, à propos des œuvres présentées, entre le jury, l’opinion publique et Napoléon lui-même. La fronde des gens de lettres s’exprima principalement, comme on le sait, par la dissidence des deux plus grands écrivains du moment (Chateaubriand et Mme de Staël). À l’écart du monde académique et sans lien avec les visées du pouvoir, une assez riche littérature n’en prospéra pas moins, marquée par le succès sans précédent du roman qui offrit alors une gamme nouvelle dans le genre gothique, religieux, sentimental, historique. À des auteurs respectueux des bienséances comme Mme Cottin, Mme de Genlis, ou Fiévée, on peut préférer l’audacieux Pigault-Lebrun qui, avec ses tableaux des mœurs contemporaines admirés par Stendhal et par Balzac, annonce le grand réalisme ultérieur.

La seule réussite incontestable de la politique culturelle très dirigiste et volontariste de l’Empire est le Musée central des arts qui devint par l’action remarquablement efficace de Vivant Denon le « Musée Napoléon » : à lui seul, il aurait suffi à faire alors de Paris la capitale des arts car il donnait, en effet, une idée encyclopédique de l’art universel et proposait surtout le plus grand musée des Antiques jamais vu jusque-là. Cette perspective historique se conjuguait fort opportunément avec un intérêt non moins grand pour l’art contemporain présenté dans les divers Salons, entre 1802 et 1812, où étaient exposés les grands peintres de l’époque, entre autres Jacques-Louis David, Gros, Girodet, Gérard, Prudhon etc. (2). Quant à la vie théâtrale, elle fut considérablement infléchie par le nouveau règlement pour les théâtres qui visait, en 1806, à instaurer une hiérarchie entre les salles en répartissant les genres selon les quartiers.  La réduction drastique du nombre des théâtres (qui passa de 20 à 8 en quelques jours) devait enrayer la décadence du goût dans un art qui, depuis le théâtre classique cher à l’Empereur, appartenait au patrimoine et importait à la gloire de la Nation. Ces réformes n’empêchèrent pas le grand succès du mélodrame sur les boulevards. C’est dans le nouveau genre de la « comédie historique », avec, par exemple, le Pinto de Lemercier que s’inventait alors le nouveau théâtre qui allait s’imposer plus tard avec le drame romantique, sans compter quelques chefs-d’œuvre gardés sous le manteau pour des raisons de censure comme le Tibère de Marie-Joseph Chénier. À l’opéra, Napoléon ne parvint pas à imposer son goût italien par sa politique de subvention à l’Opéra Buffa. De même le Napolitain Paisiello, chargé de la musique auprès de l’Empereur, ne remporta pas un immense succès. Napoléon sut cependant utiliser la musique à des fins de propagande (comme cela avait été le cas pendant la Révolution) et il favorisa le grand opéra dont les plus célèbres exemples sont La Vestale et Fernand Cortez de Spontini ou L’opéra des Bardes de Lesueur. Ces œuvres caractéristiques d’un goût mégalomane propre à l’époque ne doivent pas faire oublier la vogue persistante de l’opéra comique français ni l’extrême richesse de la musique savante, dans les sphères privées, dont témoignent les remarquables symphonies de Méhul qu’il conviendrait de redécouvrir.

L’Empire fut une période de transition, d’interrogations et de remaniements divers, où malgré la référence souvent trop insistante au classicisme s’imposèrent finalement un goût moderne et un art vivant (3).

 

Jean-Claude Bonnet
directeur de recherche au CNRS
université de Paris IV-Sorbonne/CNRS

 

1. Ces cinq rapports ont été publiés aux éditions Belin en 1989.
2. Voir à ce sujet le catalogue de l’exposition Dominique-Vivant Denon, l’œil de Napoléon, Paris, R.M.N., 1999, et Les Vies de Dominique-Vivant Denon, sous la direction de D. Gallo, Paris, La Documentation française, 2001.
3. On se reportera sur tous ces points au Dictionnaire Napoléon sous la direction de Jean Tulard (Fayard). Voir également L’Empire des Muses, Napoléon, les Arts et les Lettres, sous la direction de Jean-Claude Bonnet (Paris, Belin, à paraître en janv. 2004).

Source: Commemorations Collection 2004

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