Page d'histoire : Napoléon et la construction des grands corps de l'Etat

Installation du Conseil d’État au palais du Petit-Luxembourg, déc. 1799.
Les trois consuls reçoivent les serments des présidents
Louis-Charles-Auguste Couder, huile sur toile, 1856
Paris, Conseil d’État
© RMN / Hervé Lewandowski

L’importance de l’œuvre civile de Napoléon Bonaparte est incontestable. Il a jeté les fondements destinés à supporter un État moderne, là même où la Révolution avait échoué. Ces grandes institutions sont communément regroupées sous le vocable de « grands corps de l’État », bien que ce terme ait été inusité à l’époque. Il n’empêche, Napoléon Bonaparte est bien à l’origine du Conseil d’État, de la Cour de cassation et de la Cour des comptes, mais il est aussi, si l’on entend donner une acception large à ce terme, le père du corps préfectoral, de l’inspection des finances, de même qu’il réorganise les corps des mines et des ponts et chaussées.

Le Conseil d’État est indéniablement l’un des fondements principaux des institutions napoléoniennes. Héritier du conseil des rois, il figure en bonne place dans le texte de la constitution de l’an VIII, appelé à jouer un rôle crucial dans la fabrication de la loi, puisque non seulement le Conseil collabore à la préparation des textes, mais il lui revient aussi d’en expliquer la lettre aux parlementaires. À mesure que les assemblées voient leurs pouvoirs progressivement s’amoindrir au fil des ans, le rôle du Conseil d’État se renforce, comme l’atteste le poids -politique des présidents de sections, aux fonctions souvent supérieures à celles d’un ministre. Mais le Conseil est aussi un vivier où le chef de l’État puise à l’envi lorsqu’il a besoin de nouveaux ministres, de préfets ou tout simplement d’hommes de confiance, par exemple pour des missions à l’étranger songeons aux conseillers d’État Jollivet, Siméon et Beugnot, chargés d’assurer la régence du royaume de Westphalie en attendant l’arrivée du nouveau souverain, Jérôme Bonaparte. On comprend dès lors que ce Conseil se soit transformé en une école de formation à la haute fonction publique. Napoléon institue en effet en 1803 des auditeurs au Conseil d’État, recrutant pour ces postes des jeunes gens issus de familles de notables, et notamment de l’ancienne aristocratie. On exige d’eux à partir de 1809 qu’ils soient en outre licenciés en droit ou ès sciences. Enfin en 1806, la création des maîtres des requêtes au Conseil d’État permet d’apporter une aide aux conseillers dans la préparation des dossiers, mais surtout dans l’étude des affaires contentieuses. Le Conseil d’État est ainsi devenu une institution majeure, toujours très active à la fin du régime, même si le rythme des réformes se ralentit. Un temps menacé par la Restauration, il est finalement conservé au sein de l’appareil de l’État.

La création de la Cour de cassation est contemporaine puisqu’elle voit le jour le 18 mars 1800. En fait elle conserve, dans un premier temps, le nom Tribunal de cassation de sa devancière fondée en 1790. Il faut en effet attendre la constitution de l’an XII pour qu’apparaisse le terme de Cour de cassation, en même temps que l’institution est dotée d’un premier président nommé à vie par l’empereur Honoré Muraire, avocat à Draguignan sous l’Ancien régime, préside la Cour de cassation pendant tout l’Empire. La Cour réunit pour le reste 48 conseillers répartis en trois sections (section des requêtes, section civile et section criminelle), tandis que le parquet se compose, à partir de 1804 d’un procureur général impérial et de six substituts. Ses membres sont choisis par le Sénat sur proposition de l’empereur, ce qui permit un amalgame entre juristes d’origines différentes, tant sur le plan géographique que politique. Il faut toutefois attendre 1810 pour exiger qu’ils soient titulaires d’une licence en droit. Mais par les traitements octroyés aux conseillers, par l’apparat dont l’institution est entourée, Napoléon veut montrer toute l’importance qu’il accorde à cette institution qui coiffe l’ensemble du système judiciaire, réformé à la même époque.

Après le Conseil d’État pour le domaine législatif et administratif, après la Cour de cassation dans le domaine judiciaire, reste à créer une grande institution pour le secteur des finances. C’est chose faite en 1807 avec la fondation de la Cour des comptes qui remplace l’ancienne Commission de comptabilité nationale. Composée d’un premier président – en l’occurrence l’ancien ministre du Trésor, Barbé-Marbois, disgrâcié en 1806 de trois présidents de chambres, de 18 maîtres des comptes, de 24 conseillers référendaires de première classe et de 60 de seconde classe, la Cour des comptes doit s’occuper non seulement de l’ensemble de la comptabilité nationale, avec néanmoins la recommandation de ne pas juger les actes du gouvernement, mais elle doit aussi s’atteler à l’examen de l’arriéré des comptes, depuis 1790, tâche pour laquelle une quatrième section est créée, l’examen de l’arriéré étant achevé en 1815. La Cour des comptes vient ainsi s’ajouter à une autre administration appelée à une carrière prestigieuse, à savoir l’inspection des finances, désignée sous le nom d’inspection générale du Trésor lors de sa création le 6 septembre 1801. Placés sous la houlette du ministre du Trésor, quinze inspecteurs généraux du Trésor public doivent en effet contrôler les caisses des receveurs généraux un par département et des receveurs particuliers un par arrondissement – mais aussi des payeurs-généraux. Autrement dit l’inspection du Trésor coiffe la nouvelle administration fiscale mise en place par le ministre des Finances, Gaudin.

Quant aux corps techniques, à savoir le corps des ponts et chaussées et le corps des mines, ils ne naissent pas sous le Consulat et l’Empire, mais ils sont alors réorganisés et rationalisés. La réorganisation du corps des ponts et chaussées intervient en août 1804, avec la création d’une direction générale dont le titulaire a quasiment rang de ministre. Il a sous sa houlette un corps de 134 ingénieurs en chef et de 300 ingénieurs ordinaires, chargés de concevoir les projets et de veiller à la réalisation des grands travaux d’infrastructure décidés par l’empereur. Au sommet, cinq inspecteurs généraux et trois inspecteurs divisionnaires constituent le conseil général des ponts-et-chaussées, chargé de superviser l’ensemble. La création d’un « corps impérial des mines » est plus tardive, puisque ce dernier est institué par le décret du 18 novembre 1810. Elle suit immédiatement la promulgation de la loi du 21 avril 1810 sur les mines qui prévoit qu’elles seront soumises au régime de la concession, l’État s’attribuant le pouvoir de choisir les industriels les mieux à même de remplir ce rôle, ce qui revient à déposséder, moyennant une indemnisation, les propriétaires du sol. Le corps des mines alors constitué regroupe des inspecteurs généraux, formant le « conseil général des mines » présidé par le comte Laumond, il est sollicité pour donner des avis sur les concessions et des ingénieurs des mines, chargés de vérifier les conditions de l’exploitation minière. Les corps des mines et des ponts et chaussées offrent en outre la particularité de disposer d’une filière spécifique de recrutement, puisque les ingénieurs proviennent des deux écoles du même nom, l’école des mines et l’école des ponts et chaussées, fondées antérieurement à la Révolution, mais intégrées depuis au système napoléonien. Elles sont en effet devenues des écoles d’application réservées aux polytechniciens qui prolongent leur cursus par deux années d’études dans ces institutions. Dans l’ensemble, sous l’Empire, 2 à 3 % d’une promotion de polytechniciens intègrent l’école des mines et 15 à 17 % se dirigent vers les ponts et chaussées. Ainsi se consolide le système des grandes écoles qui va devenir une spécificité française et favoriser l’homogénéité du corps des grands serviteurs de l’État.

 

Jacques-Olivier Boudon
professeur à l’université de Paris Sorbonne
président de l’institut Napoléon

Source: Commemorations Collection 2004

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