Page d'histoire : Jacques Becker Paris, 15 septembre 1906 - Paris, 21 février 1960

Devenu réalisateur pendant la guerre, où il donne avec Goupi mains rouges (1943) une œuvre appelée à entrer dans le canon des « classiques », Jacques Becker disparaît prématurément à l’orée de la Nouvelle vague en léguant aux cinéphiles une longue suite de films notables, dont certains sont considérés comme des « films-culte », c’est-à-dire susceptibles de susciter des conduites proches du fétichisme : Falbalas (1945), Casque d’or (1952) et Touchez pas au grisbi (1954). C’est beaucoup pour un seul homme, dont la figure reste par ailleurs si discrète.

L’explication tient en partie à la formation de Becker qui, lorsqu’il tourne son premier film, a déjà derrière lui une dizaine d’années de travail, en grande partie à l’ombre puis aux côtés de Jean Renoir. Dans un film de commande comme La vie est à nous (1936), il a même pris en totale responsabilité la séquence restée aujourd’hui la plus célèbre, tournée en milieu rural. Fait peu connu, c’est Becker qui aurait dû tourner Le Crime de Monsieur Lange : le refus du producteur conduisit Renoir à prendre le tournage en main. Le style Becker se révélera pourtant nettement distinct de celui de son maître. De Renoir, Becker ne garde pas la souplesse du tournage, proche du laisser-aller ; il aime, au contraire, les scénarios solidement construits, mais sans raideur. En revanche, de l’auteur qu’il « assiste » sur Partie de campagne (1936) ou sur La Grande Illusion (1937), il retient la préoccupation d’un réalisme pas indifférent à la dimension sociale, soucieux de situer concrètement ses héros dans un cadre qui ne soit pas un simple décor, qu’il soit celui du Paris populaire 1900 (Casque d’or) ou du Paris des espoirs de la Libération (Rendez-vous de juillet, 1949). Jamais, en revanche, il ne passe au témoignage politique direct, malgré toute une glose communiste de l’époque, emmenée par Georges Sadoul, prompte à se rattacher les jeunes prolétaires d’Antoine et Antoinette (1947).

Becker sait mettre en scène des gens simples, paysans, artisans, ouvriers, jeunes bourgeois, mais sa « sociologie légère » (René Prédal) est, d’abord, un sens du coup d’œil, des ambiances, des dialogues justes, servi par une direction d’acteurs hors pair, qu’il s’agisse de « monstres sacrés » comme Robert Le Vigan ou Jean Gabin, ou de jeunes débutants, qui lui devront souvent leur -première chance. Pour le reste, il joue, à l’instar de la plupart des cinéastes de son temps, sur la palette traditionnelle des ressorts dramaturgiques, comme le confirme l’évolution finale de son œuvre, où il alterne la fantaisie d’un Ali Baba ou d’un Arsène Lupin avec des exercices de style en « milieu » truand (le Grisbi, Le Trou). Sorti au lendemain de sa mort, ce dernier film, d’un grand dépouillement, mettant en avant des comédiens non (encore) professionnels, annonçait peut-être le passage de la simplicité à l’ascèse ; privé à jamais de cette vérification, on y verra la clé de voûte d’une œuvre rigoureuse mais sans l’affectation de la rigueur. Jacques Becker, que la critique associera souvent de son vivant à de supposées qualités « françaises » poussées jusqu’à l’excellence, aura surtout été un grand professionnel, modeste devant son art mais faisant preuve d’un équilibre, plutôt rare dans la cinématographie française, entre sens du spectacle populaire et exigence formelle.

Pascal Ory
professeur à l’université de Paris I – Panthéon-Sorbonne
membre du Haut comité des célébrations nationales

Source: Commemorations Collection 2006

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