Page d'histoire : Les Provinciales, grand moment de la culture à l'âge moderne Paris, janvier 1656 - mai 1657

Blaise Pascal par François Quesnel le Jeune
Clermont-Ferrand, musée du Ranquet
© RMN / Michèle Bellot

Les Provinciales composent un énorme massif dans la vie intellectuelle moderne. La publication, une à une, de ces dix-huit lettres imprimées sous forme de brochures in-quarto, généralement de huit pages, s’est étendue sur plus d’une année, de janvier 1656 à mai 1657. Des circonstances exceptionnelles s’ajoutèrent à cette longue durée pour attirer davantage encore l’attention. Lettres de combat, anonymes et clandestines, elles exposaient imprimeurs, libraires et colporteurs, ainsi que l’auteur, s’il était découvert, à des poursuites de police, lesquelles furent largement évitées ou déjouées par des protections efficaces et une habile organisation.

Elles attirèrent un flot de réponses, qui ne firent que les mettre davantage en valeur. Ni ce climat tendu, ni la gravité des sujets abordés, théologiques et moraux, n’empêchèrent l’œuvre de se trouver immédiatement saluée par un prodigieux succès, signe de la rencontre réalisée entre une attente profonde et l’explosion du génie. Un succès qu’entretiennent, après coup, des éditions collectives, l’auteur prenant alors le pseudonyme de Louis de Montalte, quatre en 1657, une en 1659. Non moins rapidement, des traductions voient le jour, deux anglaises en 1657 ; une latine en 1658, destinée au public savant et européen, accompagnée de commentaires, œuvre de l’éminent humaniste et théologien Pierre Nicole, qui avait pris le pseudonyme de Guillaume Wendrock, et elle-même plusieurs fois réimprimée. Sans oublier que la polémique ainsi lancée se prolongea, sur le terrain de la morale, par d’autres polémiques, auxquelles Blaise Pascal participa encore, et à peine assoupies lorsqu’il mourut, en 1662. Cette disparition, rendant désormais vaine toute poursuite, permit seule la diffusion d’un nom d’auteur jusque-là inconnu et qui devait acquérir encore une nouvelle gloire en 1670, par la publication posthume des Pensées.

Pourquoi cet immense mouvement ? Quelle signification Les Provinciales gardent-elles pour nous ? Plaçons-nous d’abord sur le terrain du vécu contemporain. La querelle dans laquelle cet ouvrage s’insère s’ouvre en 1640 par la publication posthume du fameux Augustinus de l’évêque flamand Jansénius. Cette synthèse de la doctrine de saint Augustin sur la grâce, bien accueillie en France dans les milieux proches du monastère de Port-Royal, où se distinguait le théologien Antoine Arnauld, insistait beaucoup, pour fonder la valeur des actes humains, sur le rôle essentiel joué par la grâce divine, ce qui entraînait pour conséquence la difficulté de sauver la liberté humaine, et le risque de rejoindre certaines attitudes protestantes. D’où l’opposition de deux tendances, celle qui fut bientôt qualifiée de janséniste, et celle d’autres écoles, dont la plus extrême fut celle des molinistes, pour le plupart jésuites, grands champions de la liberté. Ces derniers obtinrent du pape en 1653 la condamnation comme hérétiques de cinq propositions censées renfermer la doctrine de l’Augustinus. Arnauld, de son côté, publia de gros ouvrages pour défendre cette dernière, minimiser la portée de la condamnation prononcée et nier la présence des cinq propositions chez Jansénius. Il allait être censuré par la Sorbonne lorsque Pascal prit la plume pour le défendre. Ce dernier se plaça lui-même sur le plan théologique dans les quatre premières lettres, y revenant dans les deux dernières ; mais ailleurs il attaqua surtout les jésuites sur un autre terrain, où ils étaient particulièrement vulnérables, à cause de leur réputation de laxisme, celui de la morale.

Mais ce qui donne force et relief, en même temps que valeur permanente, à ces sujets d’actualité, c’est tout ce qui se reflète dans les positions adverses d’un christianisme éternel et d’aspirations fondamentales de la conscience humaine. Elles mettent aux prises les partisans de la tradition, puisant la vérité aux seules sources bibliques et patristiques, et les champions d’un humanisme chrétien soucieux de préserver l’épanouissement de l’homme ; ou, en termes profanes, les pessimistes conscients de la difficulté du bien vivre dans le tumulte des passions, et les optimistes se faisant fort d’y parvenir par le recours à la raison et à la volonté. Au terme de l’âge humaniste, où s’étaient affirmés les pouvoirs de l’être humain, le chrétien et l’homme en général pouvaient hésiter sur la voie à suivre. Voilà sur quoi s’opposent le plus profondément Pascal et les jésuites sur le terrain essentiel de la morale. Voilà ce qui, dans le public d’autrefois, comme dans celui d’aujourd’hui, pouvait nourrir une réflexion inépuisable.

Pour dégager à plein le sens des Provinciales, il faut encore s’établir sur un terrain plus profond que celui de la doctrine, celui de la culture, c’est-à-dire des structures mêmes de la vie intellectuelle. C’est à deux pôles culturels que se rattachent, les jésuites d’une part, Pascal de l’autre. Les premiers sont amoureux de l’image et du spectacle, du rare et du divers, du brillant et du subtil, le tout dans le sacré comme dans le profane, deux domaines qu’ils ne se font pas scrupule de mêler. Le second se plaît à saisir par l’idée le mouvement de la vie intérieure, à dépeindre la nature humaine dans ses tendances contradictoires, à préserver partout l’unité du ton, marque du bon goût. Les premiers, formés à l’école de la rhétorique antique, cultivent les rondeurs et les balancements de la période cicéronienne. Le second, s’inspirant surtout de Sénèque, relayé par Montaigne, préfère la phrase coupée, en la relevant par le jeu des parallélismes et le choc des contrastes. Ce qui permet une vivacité porteuse, tantôt d’ironie, tantôt de véhémence, deux tons privilégiés de la polémique. À partir des Provinciales, le baroque jésuite apparaît démodé, et un vigoureux style classique s’impose.

Jean Mesnard
membre de l’Institut
professeur émérite à l’université de Paris IV-Sorbonne

Source: Commemorations Collection 2006

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