Page d'histoire : Emile Picard Paris, 24 juillet 1856 - Paris, 12 décembre 1941

Il y a quelque chose de trop français dans la carrière d’Émile Picard, jusque dans son cumul de sièges à l’Académie des sciences (1889) et à l’Académie française (1924). Ce cumul donne à lire un équilibre entre les Sciences et les Lettres, jugé impossible dans l’entre-deux-guerres, période de conflits épistémologiques. La généalogie tire Picard vers le XIXe siècle équilibré du positivisme, lui le gendre du mathématicien Charles Hermite, le neveu de Joseph Bertrand, secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences, fonction qu’Émile Picard occupa à son tour en 1917. Fait inédit dans les annales de l’Académie, lors de son élection Picard fit publier une lettre d’un mathématicien membre du gouvernement des États-Unis signalant l’entrée en guerre de ce pays pour « défendre la civilisation ». Un rôle silencieux, mais important et constatable puisque c’est seulement après son décès (1941) que l’Académie des sciences procéda à des votes : les procédures avaient été gelées avec l’arrivée au pouvoir du maréchal Pétain et Picard eut le courage de résister aux demandes des tenants de la collaboration.

Trop français aussi le choix du jeune homme de 18 ans, peu après la défaite de 1870 : il opte pour l’École normale supérieure et non pour l’École polytechnique pour relever le défi à son vrai niveau, celui de l’intelligence et de la modernité scientifique. Picard est ce golden boy qui, à vingt-trois ans, établit le « grand théorème de Picard » : il ne peut y avoir plus d’une valeur finie que soit susceptible de prendre pour une valeur finie de la variable une fonction entière, c’est-à-dire exprimable par une série de puissances entières (si l’on veut un polynôme de degré infini). Or ce résultat est obtenu par un moyen jugé difficile (les fonctions modulaires). Picard reviendra souvent sur son théorème, pour en faire comprendre l’extension exacte. Il agit de même avec la « méthode des approximations successives », qu’il établit en grande généralité sous une forme qui n’eut guère besoin de travail pour être mise à la base de l’analyse fonctionnelle par le Polonais Stefan Banach dans les années 1920.

Pour Picard, la connexion est étroite entre les mathématiques pures ou appliquées. Il redit solennellement cette connexion à l’occasion du 50e anniversaire de la Société mathématique de France en 1924, mais la brillante nouvelle génération mathématique des années 1940 n’accepte plus cet équilibre. À vrai dire, son Traité d’Analyse, débuté en 1891, n’a pas le grand succès attendu. Picard met ses convictions en action, et est effectivement professeur sur le long terme à l’École centrale des arts et manufactures, en plus de son professorat en Sorbonne.

Sa contribution maîtresse, la Théorie des fonctions algébriques de deux variables indépendantes, débutée en 1897, l’établit comme le Maître dans un domaine réservé aux mathématiciens avec les intégrales abéliennes et les relations algébriques. Tous s’accordent à louer son génie d’éclairer les difficultés. Il a une formule encore équilibrée pour le formalisme mathématique, juste avant l’aventure de David Hilbert au XXe siècle poursuivie par Bourbaki, estimant que dans les périodes créatrices, une vérité incomplète ou approchée peut être plus féconde que la vérité elle-même accompagnée des restrictions nécessaires. Mais oserait-on aujourd’hui dire trop français ou d’un système républicain dépassé, son extrême distinction, son élégance de langage, le soin apporté à la forme et même au dessin des figures, l’élan du geste et de la pensée et, surtout, sa conception d’une science universelle ?

Jean Dhombres
École des hautes études en sciences sociales
Groupe de recherche sur les savoirs

Source: Commemorations Collection 2006

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