Page d'histoire : La cour de cassation réhabilite le capitaine Dreyfus 12 juillet 1906

Peut-on jeter un regard en arrière ? Le 3 juin 1899, les trois chambres réunies de la Cour de cassation avaient rendu un arrêt qui cassait et annulait le jugement du 28 décembre 1894 condamnant Alfred Dreyfus à la déportation perpétuelle. Elles avaient renvoyé l’accusé devant le conseil de guerre de Rennes. Revenu de déportation pour être à nouveau jugé, le capitaine Dreyfus avait comparu devant le conseil de guerre qui, après des débats tumultueux, l’avait condamné, le 9 septembre, à dix ans de détention. Dreyfus, que son emprisonnement à l’île du Diable avait tant éprouvé, allait-il retourner au bagne ? Allait-il être à nouveau dégradé ? Mais Waldeck-Rousseau, qui dirige le gouvernement français, veut en finir avec l’affaire. Le 19 septembre, le président de la République, Émile Loubet, signe le décret qui gracie Alfred Dreyfus. Encore quelques mois et le Parlement vote la loi amnistiant « tous les faits criminels ou délictueux » « commis à l’occasion de l’affaire Dreyfus ». Zola, et bien d’autres, protestent en vain. L’affaire est terminée.

Elle ne l’est pas pour le capitaine Dreyfus. Il ne peut admettre l’odieux jugement qui, une seconde fois, l’a déclaré coupable. Mais comment reprendre le combat ? Aux élections législatives de 1902, « la coalition des gauches » conduite par les radicaux l’a emporté largement. Waldeck-Rousseau, invoquant son état de santé et aussi le fait qu’un homme politique ne doit pas se perpétuer au pouvoir, a démissionné. Le docteur Émile Combes, député du Tarn, lui a succédé. Alfred Dreyfus et son frère Mathieu se concertent avec leurs avocats et leurs amis. C’est Jean Jaurès, le député de Carmaux, qui va emporter la décision : il faut, dit-il, faire comprendre au nouveau gouvernement que les républicains veulent établir toute la vérité pour mettre fin à l’affaire. Jaurès occupe la tribune pendant toute la séance du 6 avril 1903 et plus de deux heures le 7 avril. Après un violent débat, l’Assemblée se déclare prudemment « confiante dans le gouvernement et résolue à ne pas laisser sortir l’affaire Dreyfus du domaine judiciaire ». Le gouvernement accepte que le nouveau ministre de la Guerre, le général André, procède à une « enquête personnelle » seulement destinée à servir la vérité. Cette enquête dure à peu près six mois. Conduite sans préjugé, avec rigueur, elle assemble les preuves des faux et des fraudes qui ont préparé la condamnation de Dreyfus. Le 25 novembre 1903 Alfred Dreyfus et son avocat Maître Mornard rédigent le texte d’une requête en révision de l’arrêt du conseil de guerre de Rennes, invoquant à la fois les révélations de Jaurès à la Chambre des députés, l’enquête du général André et plusieurs éléments nouveaux. La révision est en marche.

Dès janvier 1904, les conseillers de la chambre criminelle de la Cour de cassation reçoivent le réquisitoire écrit du procureur général Baudoin qui ne laisse place à aucune équivoque : l’arrêt de la Cour de cassation « saura préparer le triomphe de la Vérité et de la Justice ». À l’audience de la chambre criminelle du 3 mars 1904, on entend le rapport du conseiller Boyer, précis, attentif au moindre détail, puis la plaidoirie de Maître Mornard. La chambre criminelle déclare la demande recevable et ordonne une instruction supplémentaire. Celle-ci se prolonge jusqu’en novembre 1904 : la chambre criminelle interroge la plupart des acteurs de l’affaire, notamment les anciens ministres de la Guerre et les chefs successifs de l’état-major. Par arrêt du 19 novembre 1904, la chambre criminelle transmet le dossier aux chambres réunies. Le premier président de la Cour de cassation, Alexis Ballot Beaupré, eut quelque peine à trouver un rapporteur. Ce n’est que le 14 mai 1905 qu’il désigne le conseiller Moras qui dépose son rapport dans les premiers jours de l’année 1906. Mais les élections législatives, prévues pour le mois de mai, sont très proches. Ne serait-il pas préférable d’attendre ? Dreyfus souffre de ce long retard : « J’attendais la fin de mon supplice… »

Les élections de mai 1906 signifient l’échec de la droite traditionnelle, le succès de la gauche socialiste et surtout des radicaux qui, emportant plus de 250 sièges, peuvent désormais gouverner sans les socialistes. « On va voir maintenant ce dont vous êtes capables » leur dit Jaurès. L’homme fort, c’est désormais Clemenceau, l’implacable dreyfusard, président du Conseil dans quelques mois…

Les 15 et 16 juin 1906, les conseillers des trois chambres réunies de la Cour de cassation procèdent à huis clos à l’examen du « dossier secret » remis en 1894 au conseil de guerre de Paris pendant son délibéré. Le 18 juin, les chambres se réunissent en audience publique. Ces débats qui, sept ans auparavant, avaient été envahis par la foule ne sont suivis que par la famille Dreyfus, des avocats, d’anciens militants des combats, et bien sûr des journalistes, mais les opposants ne sont plus là. « Nulle précaution de police… le calme des jours ordinaires », observe Joseph Reinach qui assiste à l’audience. Que la requête en révision soit accueillie, l’innocence de Dreyfus proclamée, cela ne semble faire aucun doute. Reste à savoir si les chambres réunies casseront l’arrêt de Rennes “sans renvoi” comme le demande le procureur général, ou si elles renverront Dreyfus devant un troisième conseil de guerre comme le suggèrent certains interprètes de la loi. Mais peut-on prolonger encore l’affaire ?

Du 18 au 22 juin, le conseiller Moras lit son rapport. Il examine chaque document, chaque témoignage avec minutie. Après lui, le procureur général Baudoin requiert, pendant huit audiences ; d’une voix forte, souvent emportée il excommunie ceux qui, à un moment quelconque, ont entravé l’œuvre de vérité. Au terme de son véhément réquisitoire, il demande aux chambres réunies d’annuler la décision du conseil de guerre, sans renvoyer Dreyfus devant une autre juridiction.

Vient la plaidoirie de l’avocat de Dreyfus, Maître Mornard. Trois jours durant, les 5, 6 et 7 juillet, il reprend, calmement, gravement, tout le dossier, et refait son implacable démonstration. La Cour de cassation devra statuer sans renvoi, ce que prévoit la loi « quand l’annulation de l’arrêt ne laisse rien subsister à la charge du condamné qui puisse être qualifié crime ou délit ».

C’est le 12 juillet 1906 que le président Ballot Beaupré, entouré des magistrats des trois chambres de la Cour de cassation, donne solennellement lecture publique de l’arrêt qui, annulant la décision du conseil de guerre de Rennes, réhabilite Dreyfus « Attendu en dernière analyse que de l’accusation portée contre Dreyfus rien ne reste debout ». Le soir, un dîner rassemble les parents et les amis de Dreyfus. « Je n’avais jamais douté, écrira Alfred Dreyfus, de ce triomphe de la Justice et de la Vérité ». Il n’avait jamais douté… mais il avait vécu plus de quatre ans au bagne.

Dans les jours qui suivirent, le Parlement réintégra Dreyfus dans l’armée, avec le grade de commandant. L’arrêt de la Cour de cassation fut affiché dans toutes les communes.

Et le 22 juillet, dans la cour de l’École Militaire, le commandant Dreyfus en grand uniforme, portant le képi à grenade d’or des officiers hors-cadre, à quelques pas du lieu où il fut dégradé 12 ans plus tôt, reçoit du vieux général Gillain la croix de la Légion d’honneur. Dreyfus revit le jour terrible de sa dégradation ; il pense à son sabre brisé gisant à ses pieds en tronçons épars, à ses galons arrachés, aux hurlements de la foule. Il a peine à supporter la réalité réparatrice. On crie « Vive Dreyfus. Vive Picquart. Vive l’armée ». Mais le commandant Dreyfus corrige « Vive la Vérité, vive la République ».

Jean-Denis Bredin
de l’Académie française
professeur émérite de l’université Paris I

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Source: Commemorations Collection 2006

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