Page d'histoire : La fondation du Collège de Sorbonne 1257

Donation de saint Louis en faveur de Robert de Sorbon, février 1257
Paris, CHAN
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L’université de Paris est apparue en tant qu’institution autonome au tout début du XIIIe siècle. Aux étudiants qui, sans doute au nombre de quelques milliers, fréquentaient ces écoles, la nouvelle institution n’offrait guère, outre l’enseignement proprement dit, que l’encadrement religieux (messes et sermons) et un statut personnel avantageux, surtout en matière judiciaire. Mais beaucoup d’entre eux, surtout s’ils ne disposaient pas de ressources suffisantes, se heurtaient aux difficultés matérielles de la vie quotidienne : se loger, se nourrir, trouver les livres nécessaires aux études.

Dès la fin du XIIe siècle, de pieux bienfaiteurs avaient eu l’idée de pourvoir, par une fondation perpétuelle, à l’hébergement de quelques pauvres étudiants. Ainsi apparurent les premiers collèges parisiens, tels ceux des Dix- Huit et de Saint-Nicolas du Louvre. Mais ces petits établissements, modestes et dispersés et qui ont d’ailleurs laissé peu d’archives, restèrent marginaux et ne comptaient guère dans la vie universitaire parisienne.

Tout change dans les années 1250. L’université connaît alors sa première grande crise mettant aux prises les religieux mendiants, Dominicains et Franciscains, désormais solidement installés dans leurs couvents d’études, et les professeurs séculiers de théologie menés par Guillaume de Saint-Amour qui, appuyés par certains maîtres ès-arts, tentèrent d’exclure ces concurrents, redoutables à la fois par la modernité de leur enseignement et les liens privilégiés qu’ils entretenaient avec la papauté.

Soutenus par le roi et le pape, les Mendiants l’emportèrent finalement, conservant leurs chaires parisiennes tandis que Guillaume de Saint-Amour était banni du royaume. Mais, avant même la fin du conflit, certains maîtres, refusant de s’engager dans cette querelle, avaient jugé préférable de rechercher les moyens d’une cohabitation paisible et d’une saine émulation entre séculiers et réguliers. Au premier rang de ces conciliateurs figure Robert de Sorbon.

Né en 1201 dans le village ardennais de Sorbon (en latin Sorbona), près de Rethel, fils de paysans, Robert devait à ses études sa belle ascension sociale. Reçu maître en théologie vers 1235, il dut enseigner régulièrement, mais nous n’avons gardé aucune trace directe de ses leçons. Ce que nous possédons de lui (manuel de confesseur, traités de spiritualité, sermons) atteste surtout son intérêt pour la pastorale sacramentaire et la théologie morale, penchant qui en faisait, en ces années d’épanouissement de la seconde scolastique, un théologien plutôt traditionaliste mais attentif, comme d’ailleurs les Mendiants, aux problèmes concrets de l’existence. Robert réalisa parallèlement une belle carrière ecclésiastique, à la fois chanoine de Cambrai puis de Notre-Dame et « clerc du roi », ce qui lui donnait ses entrées à la cour.

C’est cet homme déjà mûr qui, dans le contexte troublé des années 1250, conçut le projet de fonder une  aison destinée aux pauvres maîtres ès-arts séculiers désireux de poursuivre des études supérieures de théologie. Il sut, à partir de 1254, intéresser à son projet des amis riches et influents, puis le roi Louis IX lui-même. Ces appuis lui permirent d’acheter ou de se faire donner des rentes et surtout des maisons dans quelques rues qui grimpaient au flanc de la Montagne Sainte-Geneviève, en plein quartier des écoles. Il décida de loger ses étudiants dans quelques-unes de ces maisons, sises rue Coupe-Gueule. Salles communes, bibliothèque, chambres individuelles, une chapelle furent aménagées à cet effet. Les premiers boursiers arrivèrent dans le courant de 1257 ; il paraît certain que la toute nouvelle domus de Sorbona fonctionnait effectivement à la rentrée de l’année universitaire 1257-58.

Dans les années suivantes, Robert de Sorbon continua à enrichir de diverses manières (achats, échanges, dons et legs) la dotation initiale de son collège, ce qui lui assura plusieurs centaines de livres de rentes et loyers annuels et permettait d’héberger une trentaine d’étudiants avec quelques serviteurs, sans parler de Robert lui-même qui, jusqu’à sa mort en 1274, résida dans sa maison en tant que « proviseur ». En plus du vivre et du couvert, les membres du collège ou socii percevaient une bourse hebdomadaire pour leurs dépenses courantes ; c’étaient eux-mêmes qui, par le biais d’offices électifs, géraient la marche de la maison, veillant au respect de la discipline et au bon usage des finances communes. Robert dota son collège de statuts détaillés qui réglaient avec minutie la vie des boursiers et la gestion matérielle de l’institution, sous la supervision d’un « proviseur » extérieur (dans l’immédiat, Robert lui-même) et du doyen de la faculté de théologie. Ces boursiers étaient tous des maîtres ès-arts qui se lançaient dans le long cursus menant au grade suprême de maître en théologie. En 1268, le pape confirma la fondation. Celle-ci n’avait pas de véritable précédent, mais il est probable que Robert s’était inspiré du modèle des couvents ou prieurés d’études des Mendiants ou des Cisterciens. La Sorbonne eut en revanche rapidement des émules : collège du Trésorier vers 1266, collège d’Harcourt en 1280, etc.

La « maison de Sorbonne » acquit vite une position exceptionnelle au sein de l’université. Elle le dut moins à la protection royale (qui, au XIVe siècle, passa plutôt au collège de Navarre) qu’à la qualité de son recrutement, que ne restreignait aucun critère d’origine familiale ou géographique, en sorte qu’elle pouvait recevoir des étudiants de toute la Chrétienté, sélectionnant sans doute, par-delà l’exigence officielle de pauvreté, les meilleurs candidats. À cela s’ajouta un atout exceptionnel, la bibliothèque, constituée dès l’origine par quelques très beaux legs dus à Robert lui-même et surtout à quelques maîtres et anciens boursiers ; dès 1290, il y avait 1017 volumes dans la « librairie » de la Sorbonne, de loin la plus belle de Paris, sinon d’Occident ; en 1338 ce chiffre montera à 1722. Cette magnifique bibliothèque, parfaitement cataloguée, attirait à la Sorbonne auditeurs et lecteurs. Bientôt, des exercices propres d’enseignement furent créés, notamment les disputes dites « sorboniques », ainsi que certains cours. À la Renaissance, la faculté de théologie prit l’habitude d’organiser à la Sorbonne réunions et sessions d’examen.

« Sorbonne » devint ainsi, dans le langage courant, synonyme de faculté de théologie et bientôt même d’université de Paris, puisque cette faculté en était elle-même la composante la plus éminente. L’usage s’est perpétué jusqu’à nos jours puisque, après la Révolution, les facultés des lettres et des sciences de Paris s’installèrent dans les bâtiments de l’ancien collège, totalement remaniés après 1627 sur ordre de Richelieu puis remplacés entre 1883 et 1901 par ceux de la « Nouvelle Sorbonne » républicaine, mais toujours à l’emplacement exact où, en 1257, Robert de Sorbon avait installé les premiers boursiers de l’humble maison à qui il avait transmis le nom de son village natal.

 

Jacques Verger
professeur à l’université de Paris IV-Sorbonne

Source: Commemorations Collection 2007

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