Page d'histoire : Olivier Messiaen Avignon, 10 décembre 1908 - Clichy, 27 avril 1992

Il fut, pendant plus d’un demi-siècle, l’organiste de l’église de la Trinité dont les fidèles écoutaient les improvisations au cours des trois messes du dimanche matin. Il fut aussi, pendant des dizaines d’années, un pédagogue qui, dans l’enceinte très académique du Conservatoire de Paris, commenta très librement les audaces des temps passés et présents, amenant toute une génération de jeunes compositeurs à prendre conscience des formidables libertés dont ils disposaient. Il fut également, lorsque les contraintes du service sacré et de la pédagogie active le lui permettaient, l’homme qui se levait à l’aube, traquant les chants d’oiseaux et notant scrupuleusement des sonorités et des rythmes d’une finesse extrême et d’une invention, innée certes, mais confondante dans sa richesse. Olivier Messiaen, pour toutes ces bonnes raisons, forçait le respect, mais il fallut attendre bien longtemps pour comprendre que l’auteur de la Turangalîla-Symphonie, n’était ni un marginal, ni un excentrique mais un compositeur majeur du XXe siècle.

Comment, en effet, ses contemporains auraient-ils pu suivre l’itinéraire d’un artiste qui, tout en militant pour les valeurs d’une avant-garde revivifiée après la Deuxième Guerre mondiale, rêvait à une autre civilisation, au temps des cathédrales et des maîtres verriers du Moyen Âge – et ce n’est pas un hasard s’il tint à ce que la première exécution d’Exspecto resurrectionem mortuorum eut lieu à la Sainte-Chapelle, « au milieu des plus beaux vitraux de Paris, dans un lieu où la lumière s’irradie dans des bleus, des rouges, des ors, des violets extraordinaires » ; pas une surprise non plus si, pour composer Des canyons aux étoiles, il puisa son inspiration dans les paysages américains de l’Utah, dans les « formidables rochers de Bryce Canyon, teintés de toutes les nuances possibles de rouge, d’orange et de violet, ces formes étonnantes provoquées par l’érosion, formes de châteaux, de tours, de ponts, de fenêtres, de colonnes », où le silence total n’est troublé que par les chants d’oiseaux. Les Canyons, oeuvre géologique, ornithologique et astronomique, dit l’auteur, « oeuvre avant tout religieuse, faite de louange et de contemplation ». Tout ce qu’il ne pouvait trouver dans les grandes métropoles, Paris ou New York, objets de sa détestation – détestation résignée cependant, face aux promesses, aux certitudes même, de l’éternité… Et l’on comprend aussi pourquoi dès son premier voyage au Japon, il fut fasciné (« un coup de foudre », note cet homme si doux, aux pulsions si violentes, néanmoins), par ce pays « où tout est noble », fasciné par les traditions musicales, par le nô et le gagaku, par les lanternes de pierre de Nara, par les érables aux feuilles rouges de Miyajima et, bien entendu, par le chant des oiseaux de Karuizawa (titre du sixième mouvement de ses Sept Haïkaï).

Puis il accepta son destin : la gloire venue avec l’âge, les hommages internationaux, les honneurs académiques, et certains se moquèrent de sa surprenante carte de visite où il énumérait les innombrables distinctions dont la société l’avait, enfin, gratifié ; ce n’était ni arrogance, ni signe d’un orgueil que toute sa morale aurait récusé, mais geste de courtoisie à l’égard de ceux qui l’avaient distingué. Quant à la formulation de sa carte de visite, elle était révélatrice ; pas de mention de son activité de « compositeur » mais, sous son nom, un raccourci saisissant pour qualifier sa démarche musicale : « ornithologue et rythmicien ».

L’ornithologie, singulière obsession qui ne fut guère partagée par ses élèves, et il prêchait vraiment dans le désert en prétendant que « les oiseaux sont les plus grands musiciens qui existent sur notre planète ». En revanche, il fut pionnier en son époque avec ses études sur le rythme (rythmique grecque, deçis-talas de l’Inde ancienne et, plus près de nous, sa fameuse analyse du Sacre du printemps) et par leurs applications dans sa propre musique. Ce n’est pas sans véhémence qu’il fustigeait ce qu’il est convenu d’appeler les « musiques rythmiques » : marches militaires, ou jazz, avec répulsion particulière selon un code moral très exigeant et non sans une une certaine méconnaissance, peut-on dire.

L’étude des valeurs rythmiques, passablement négligée par les classiques européens, fut donc un élément majeur, déterminant, dans l’apport pédagogique d’Olivier Messiaen et, pour toute une génération qui, en matière d’organisation du discours ou de principes harmoniques, tirait ses modèles de l’école viennoise (le sérialisme selon Schoenberg et, plus encore, Anton Webern), il délivra le message de la durée. « Il m’a communiqué l’inquiétude rythmique », dira plus tard Pierre Boulez, un de ses plus célèbres élèves, qui ne partageait certes pas toutes ses options en matière de langage musical, mais sut reconnaître une dette, et témoigne jusqu’à ce jour d’une affectueuse fidélité à l’égard de son maître.

Cet enseignement, auquel Messiaen consacra tant d’heures (car, pour chaque geste, il prenait son temps…) est un acquis indiscutable. Et consultable aujourd’hui grâce aux sept volumes du Traité de rythme, de couleur et d’ornithologie, source inappréciable de connaissances. Mais ce qui est transmis à la postérité, pour jugement ultérieur, c’est naturellement un catalogue d’oeuvres, dont le langage se caractérise à la fois par sa permanence à travers le temps, sa puissante signature et sa distance par rapport aux grands courants de notre temps. Vastes partitions pour orgue, toutes imprégnées d’une foi inébranlable, grands cycles pour piano à l’écriture si novatrice (Vingt Regards sur l’Enfant Jésus, Catalogue d’oiseaux) ; les oeuvres instrumentales qui font la part belle aux vents et percussions se sont succédé, jusqu’à l’unique opéra, Saint François d’Assise, auquel Messiaen travailla pendant huit ans, pour lequel il fit un voyage spécial en Nouvelle-Calédonie afin de capter le chant de la Gerygone, et qui, même si ce n’est pas son opus ultime, doit être considéré comme une oeuvre testamentaire.

Olivier Messiaen, qui fut si souvent en butte aux sarcasmes, insulté à l’époque des Petites Liturgies de la Présence divine, sifflé pendant l’exécution de l’Épode de Chronochromie, moqué après la création de Saint François, si peu dans la norme du répertoire lyrique traditionnel, est désormais célébré à travers le monde et, phénomène plus rare encore, écouté avec passion par de très larges auditoires. Il ne fit que suivre l’exigence de ses choix, de sa singulière personnalité, persuadé, et cela lui suffisait, qu’après sa mort il connaîtrait au Ciel une glorieuse résurrection.

Claude Samuel
journaliste et critique musical
délégué général de l’Association « Messiaen 2008 »

Source: Commemorations Collection 2008

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