Page d'histoire : Ingres, "La baigneuse Valpinçon" 1808

La Baigneuse Valpinçon, huile sur toile de Jean-Auguste-Dominique Ingres, 1808
Paris, musée du Louvre
© RMN/Gérard Blot

Qui est-elle ? Que fait-elle ? À quoi pense-t-elle ? Ou à qui ? Est-elle même seulement belle ?

Le jeune Jean-Auguste-Dominique Ingres (1780-1867), en composant cette troublante image, l’un de ses quatre envois obligatoires de Rome, où il était alors pensionnaire de l’Académie de France, l’a entourée d’un nombre assez considérable d’énigmes, plus ou moins destinées à renouveler le genre, déjà bien fatigué, du nu académique.

En premier lieu, il s’est bien gardé de répondre normalement aux règles de l’exercice : ce nu est féminin, et non pas héroïquement viril, comme c’était alors l’usage. Pour le faire, il s’inspira presque ouvertement de sa délicieuse Baigneuse à mi-corps, peinte l’année précédente (Bayonne, musée Bonnat) ; il en reprit l’idée d’un turban de fantaisie, évocation peu caractérisée d’un Orient sans nom, mais en se permettant l’audace de retourner le modèle. Son visage est ainsi réduit à un fragile profil fuyant, et son corps à un simple dos mordoré, sans muscles et sans saillies. L'artiste a donc volontairement privé le spectateur des deux charmes éventuels de cette jeune femme : la très probable beauté de son visage et ses seins.

Le lieu n’est pas mieux défini. Cette baigneuse est assise au bord d’un lit. Mais est-ce bien un lit ? Et que fait-il près d’une minuscule piscine, à peine caractérisée par un dérisoire filet d’eau ? Privés de l’expression de sa figure, nous ne pouvons deviner chez cette femme la moindre information sur ses états d’âme, et sans ses mains, sur le geste qu’elle est peut-être en train de faire. Femme sans visage, c’est aussi une femme sans action et sans émotion. Le tableau est volontairement sans narration et se refuse à toute compromission avec la scène de genre.

Elle reste donc le portrait d’un dos. Mais quel dos ! Magnifique, d’une étonnante douceur, d’une blancheur légèrement teintée, et qui paraît couler – comme l’eau de la piscine – en disparaissant peu à peu, pour ne plus devenir qu’un pied gonflé, sans os et presque sans forme, objet monstrueusement abstrait et d’une sublime invention, d’un anti-naturalisme si surprenant chez ce classique, pourtant rageusement amoureux de l’art de l’imitation. Ingres, considéré comme un homme sans aucune fantaisie, et qui prétendait lui-même être toujours fidèle à la nature, ne pouvait jamais s’empêcher – pour des raisons d’harmonie – d’apporter des modifications aux motifs qu’il voulait reproduire sur ses toiles. Les déformant imperceptiblement, à force de les travailler, il leur donnait peu à peu cette souplesse parfaite et cette simplicité idéale qui constituent une part de son style si reconnaissable.

Peu attentif à respecter les délais de ses différents envois, Ingres acheva enfin, en 1808, cette oeuvre constituant son travail de pensionnaire pour l’année... 1806. C’est ainsi que nous en fêtons le bicentenaire avec deux ans de retard ! Le tableau fut alors exposé à Paris, où le général Rapp en fit l’acquisition, grâce à l’entremise du peintre Gérard. Il figura à la vente Rapp de 1822, mais semble ne pas avoir trouvé d’acquéreur à cette occasion, puisque c’est à cette même famille que Valpinçon l’acheta beaucoup plus tard. Ceci explique le surnom habituel qui est depuis longtemps donné à la toile. Grâce à l’entremise du jeune Edgar Degas, qui semble avoir profité de l’occasion pour rencontrer le maître – ce fut apparemment la seule –, Valpinçon accepta de prêter son tableau à l’Exposition universelle de 1855. Isaac Pereire en fut ensuite propriétaire, avant de le vendre au musée du Louvre, en 1879, où il est exposé depuis cette date.

Ingres resta très attaché à cette image, sorte d’icône fluide et presque immatérielle. Il en proposa très tôt, dès les années 1820, de ravissantes variations, peintes ou aquarellées, de très petit format, et y intensifia parfois le caractère oriental. Mais sans jamais nous dire quelque chose de plus sur la belle inconnue. Et sans mieux montrer son corps ou son visage... Son apparition, comme motif central du Bain turc (1863 – Paris, musée du Louvre), n’est donc pas très étonnante. Sauf que, dans ce grand rêve érotique et glacé, oeuvre d’un octogénaire encore extraordinairement vert, la Valpinçon joue de la musique pour détendre et divertir ses compagnes. Enfin, la voilà agissante ! Mais toujours avec une apparence solitaire et peut-être un peu mélancolique. Elle a certainement rêvé, pendant près de soixante ans. Mais de quoi ? Mais de qui ? Nous l’ignorons toujours.

 

Georges Vigne
conservateur en chef du patrimoine
pensionnaire à l’Institut national d’histoire de l’art
 

Source: Commemorations Collection 2008

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