Page d'histoire : Joseph Proudhon Besançon, 15 janvier 1809 - Paris, 19 janvier 1865

« Vous serez, Proudhon, une des lumières de ce siècle ! »

La prophétie du 5 décembre 1831

« Voici ma prédiction : vous serez, Proudhon… inévitablement, par le fait de votre destinée, un écrivain, un auteur ; vous serez un philosophe ; vous serez une des lumières du siècle, et votre nom tiendra sa place dans les fastes du XIXe siècle… Vous ne sauriez échapper à votre destinée ; vous ne sauriez vous dépouiller de la plus noble partie de vous-même, de cette intelligence active, forte, chercheuse, dont vous êtes doué… ». Gustave Fallot

Proudhon, alors, a 22 ans, il est ouvrier à Besançon chez Gauthier, une des plus importantes imprimeries de Franche-Comté.

Fallot est ce qu’on pourrait appeler un « chercheur » en linguistique, âgé de 24 ans, originaire du Pays de Montbéliard, protestant. Proudhon et lui se connaissent depuis 1828. Cette année-là, Fallot apporte à l’imprimerie un texte en latin, une Vie des saints qu’il s’est chargé de revoir pour en faire une édition critique, avec explications et notes, elles aussi en latin. Le travail est confié à Proudhon « qui connaît le latin ». Lorsque Fallot vient chercher les épreuves, il voit que son texte est « corrigé », voire modifié ou complété. Loin de se fâcher, il constate que ces modifications sont judicieuses et il demande à faire connaissance avec ce surprenant ouvrier correcteur. Rencontre déterminante : « de là, bientôt naît la plus sérieuse et la plus étroite amitié, une amitié de l’entendement et du cœur. » (Sainte-Beuve).

La question qui se pose, s’impose : « Comment se fait-il que Proudhon sache à ce point le latin ? quelle culture a-t-il, quelle personnalité révèle-t-il pour que, l’accroche, l’approche entre eux deux, réussisse avec une telle force ?

La genèse d’un génie … ou la révolte de l’enfant pauvre :

« Eh bien oui, je suis pauvre, fils de pauvre, j’ai passé ma vie avec les pauvres et selon toute apparence je mourrai pauvre. »

Proudhon est l’aîné de cinq enfants ; deux meurent en bas âge, le troisième meurt en 1833, à Toulon, sans doute des suites de coups assénés par un gradé lors de son service militaire. Son père est ouvrier brasseur, puis tonnelier à son compte : bon artisan, mauvais comptable, trop honnête selon son fils ; sa mère est cuisinière ou plutôt ménagère chez quelques familles aisées. La famille habite le quartier Battant qui touche les fortifications de Vauban : à l’époque, c’est plutôt un village intra muros qui abrite ouvriers agricoles, métayers ou petits propriétaires.

Pierre Joseph reçoit … et se donne une formation surprenante : élève à 5 ans à l’école « mutuelle », assidu au catéchisme, enfant de chœur à l’église de la Madeleine, il étonne le vicaire de la paroisse par ses qualités intellectuelles ; de 8 à 12 ans, il est placé garçon bouvier à Burgillo, le village natal de sa mère, à 25 km de Besançon. La tâche est dure ; pourtant Proudhon garde un bon souvenir de ces années, du contact avec « l’alme nature … la “mère nourricière” » bienfaisante. À 12 ans, changement radical : le curé de la Madeleine convainc la mère de Pierre Joseph que son fils doit étudier au Collège royal. Proudhon à Pâques 1820 entre en 8e… ses camarades ont 8 ou 9 ans. Très vite, il a des résultats surprenants ; excellent en latin, en grec, en histoire, il obtient tous les ans (sauf en 4e) le prix d’excellence. Mais, seul enfant de famille pauvre au milieu des fils de la bourgeoisie ou de la noblesse franc-comtoises, objet de la suspicion du directeur du collège, prêtre légitimiste qui combat la Révolution, Proudhon se sent mal à l’aise : « le premier sentiment que m’inspira le spectacle de mon infériorité … relative, fut la honte ; je rougissais de ma pauvreté comme d’une punition … Je sentais qu’elle vous rabaisse, qu’elle vous avilit … Tout ce que je sais … je le dois au désespoir ! »

Cette phrase crie sa tristesse mais c’est un sursaut, une révolte de la dignité : « tout ce que je sais ! » Avec cette phrase, Proudhon enfant devient un homme debout ! obligé d’interrompre ses études après la classe de rhétorique, il ne peut passer le baccalauréat ; il devient ouvrier typographe à 17 ans. Heureusement son métier l’oblige à lire. C’est lui qui imprime le Nouveau Monde Industriel de Fourier, il en est marqué pour la vie. Ensuite, il fait son Tour de France, puis lance sa propre imprimerie, apprend l’hébreu pour comprendre la Bible et à 29 ans passe le baccalauréat et postule pour la bourse Suhard, une bourse de 3 ans que la veuve du secrétaire de l’Académie française offre à un étudiant qui dépose un projet devant l’Académie de Besançon.

Dans sa lettre de candidature du 31 mai 1837 au jury constitué de notables conservateurs franc-comtois, Proudhon, trace son programme de recherche, l’itinéraire de sa vie :

« chercher à la psychologie de nouvelles régions, à la philosophie de nouvelles voies ; étudier la nature et le mécanisme de l’esprit humain dans la plus apparente et la plus saisissable de ses facultés : la parole … appliquer en un mot la grammaire à la métaphysique et à la morale … »

Et voici le grand passage :

« Né et élevé au sein de la classe ouvrière, lui appartenant aujourd’hui et à toujours, ma plus grande joie … serait … de pouvoir désormais travailler sans relâche … à l’amélioration morale et intellectuelle de ceux que je me plais à nommer mes frères et mes compagnons ; de pouvoir répandre parmi eux les semences d’une doctrine que je regarde comme la loi du monde moral … ».

C’est pour de tels textes que Sainte-Beuve voit en Proudhon le plus grand provocateur français du XIXe siècle.

Soutenu par l’abbé Doney, professeur de philosophie au collège de Besançon, futur évêque de Montauban (le seul évêque français du XIXe siècle qui soit fils de prolétaires), par M. Pérennes, professeur de littérature française à la faculté des lettres de Besançon, Proudhon obtient la bourse.

Il peut entreprendre son œuvre, écrire livres (plus de 50) et articles. Sa préoccupation constante ?

« Le sentiment des misères de l’humanité me poursuit … Tu te dois avant tout à la cause des pauvres … tu seras en abomination aux riches et aux puissants … L’amour de la justice aidé de beaucoup de passion m’a fait tout ce que je suis … »

Sur son lit de mort, il dicte à sa fille de 16 ans son testament intellectuel :

« Les classes ouvrières réunissent … toutes les aptitudes productrices ; elles ont pour elles le nombre et la force ; elles commencent à avoir la conscience de leur importance sociale. Il faut qu’elles aient pour elles la science, le droit, la justice. Il faut qu’elles s’élèvent à la notion de légalité, considérée comme principe d’action régulière et qu’elles se rendent aptes à la pratique de cette légalité, transformée en levier intellectuel et moral.À ces conditions, leur prépondérance est assurée. À ces conditions elles ne peuvent manquer d’avoir pour alliées toute cette partie active, saine de la bourgeoisie (1) qui relève aussi du travail, plus que du capital, et toute cette classe d’artistes, de savants qui vivent d’idées, inclinent naturellement au progrès et forment encore aujourd’hui l’élite de la nation. Le jour où elles se placeront dans la loi, elles s’approprieront la loi, elles la domineront et la feront. Leur force ne sera de la force politique que si elle est de la raison : il faut que les intérêts vaincus soient forcés de se taire, de s’incliner devant la puissance des idées et du droit … ». De la capacité politique des classes ouvrières (1865, posthume).

Ce texte est sublime mais plus encore efficient : il relie les éléments qui font la mécanique de la citoyenneté, il est le vade-mecum, le b-a ba de la politique. Proudhon est le philosophe qui pense et l’individu et la société, en marche vers la liberté. Il est le célébrant du peuple, il a passé sa vie à mettre sa pensée au service du peuple.

Haï de son vivant par les classes privilégiées et les égoïsmes menacés, caricaturé, trahi, ridiculisé (par Thiers notamment), dévié, détourné au XXe siècle, oublié par les intellectuels paresseux, incultes et suiveurs de modes, ne doit-il pas être redécouvert et célébré à l’aube du 3e millénaire ?

Il a tellement de choses à nous dire, et il les dit si bien !

Gaston Bordet
maître de conférences honoraire
à l’université de Franche-Comté

(1) Dans le sens de Proudhon, ce mot de bourgeoisie, ne fait nullement allusion à la bourgeoisie au sens où l’emploie Marx c’est-à-dire le grand capital financier et industriel, mais au contraire aux classes moyennes si importantes dans la vie politique française et qui sont parties intégrantes du peuple français.

Source: Commemorations Collection 2009

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