Page d'histoire : Eugène Ionesco Slatina (Roumanie), 26 novembre 1909 - Paris, 28 mars 1994

L’œuvre majeure d’Eugène Ionesco est écrite en quinze ans, de 1950 à 1966. Chacune des vingt pièces créées alors jaillit d’un seul jet, sans que des repentirs viennent en modifier la texture, tant la vision qui s’impose à l’artiste est précise et impérieuse. Aussitôt après une série de premières « farces tragiques » où le langage dérape en permanence, de La Cantatrice chauve en mai 1950 à Victimes du devoir, Ionesco crée, dès Les Chaises en 1952, d’autres pièces tout aussi burlesques où il projette ses personnages dans un monde étrange dans lequel les objets prolifèrent de façon anarchique. Peu après, avec l’entrée en scène de Bérenger en 1957 dans Tueur sans gages, personnage qui réapparaît dans Rhinocéros, Piéton de l’air, Le Roi se meurt, l’œuvre se politise, Ionesco interroge ouvertement le mal, qu’il soit individuel ou collectif. C’est la barbarie du nazisme et du communisme qu’il dénonce dans Rhinocéros et dans Piéton de l’air, comme il le fera plus tard dans Macbett (1972), pièce ou il montre, avec plus de pessimisme encore que Shakespeare, que le pouvoir rend fou, que les révolutions mettent en place un nouveau tyran et se soldent par un bain de sang. Il donne des pièces à la tonalité plus grave, même si les éléments comiques y prédominent encore.

La production dramatique se ralentit ensuite, Ionesco s’adonnant surtout à la peinture, fixant sur la toile les thèmes inscrits dans ses pièces. Il se penche également, à partir des années soixante-dix, sur son passé, entreprenant une série d’essais autobiographiques, Découvertes (1969), Journal en miettes (1973), Antidotes (1977), Un homme en question (1979), La Quête intermittente (1987), œuvre au long cours dans laquelle il puise les matériaux de ses dernières pièces : Ce formidable bordel ! (1973), L’Homme aux valises (1975), Voyages chez les morts (1980). Le théâtre de sa vie lui fournit alors personnages et lieux scéniques. Il écrit une dernière fois pour la scène en 1988, composant un livret d’opéra, Maximilien Kolbe, en collaboration avec le musicien Dominique Probst, afin de s’élever à nouveau contre le fascisme et plus largement contre tous les totalitarismes.

Deux éléments marquants dans le vécu de l’artiste, son rapport conflictuel au langage et la brève expérience mystique qui illumina sa vie, ont fécondé son écriture scénique caractérisée par un comique débridé derrière lequel se fait entendre un questionnement métaphysique angoissé. Né en Roumanie, d’un père roumain et d’une mère française, Ionesco a passé toute son enfance en France. À l’adolescence, il repart à Bucarest dans un pays dont il ne connaît pratiquement plus la langue qu’il doit réapprendre comme si elle lui était étrangère. Ensuite à l’âge adulte, fuyant le fascisme, il revient pendant la guerre à Paris où il s’installe définitivement. Il éprouve alors le sentiment pénible que la langue maternelle ne lui est plus totalement familière, que le langage est le lieu d’une méprise permanente, qu’il foisonne de contradictions, sentiment qu’il portera constamment à la scène sur un mode burlesque. Outre le bilinguisme, l’expérience mystique éprouvée au seuil de l’âge adulte, dans un fugitif moment d’extase où il eut l’impression d’être brusquement plongé au cœur d’un monde illuminé, a marqué profondément sa sensibilité. Toute sa vie durant, il essaya de retrouver cet instant privilégié qu’Éliade, avec qui il était très lié, interprète comme une hiérophanie.

La vis comica de Ionesco, qui intégra, au fil du temps, de plus en plus d’éléments pathétiques, offre toute une gamme de rires. L’intrusion de traits autobiographiques, la présence grandissante du matériel onirique, modifia très vite le ton farcesque des premières pièces, ajoutant au comique grinçant de La Cantatrice chauve ou de La Leçon « une inquiétante étrangeté ». Le recours au fantastique vint, dans certaines œuvres comme Les Chaises ou Amédée, rendre sensible l’opacité d’un monde que nous ne percevons que diffracté par nos sens, fallacieux. Si l’auteur contemplait ses premiers personnages d’un œil extérieur, la perspective changea peu à peu avec l’apparition de Bérenger, son porte-parole. C’est par le biais du burlesque que Ionesco, proche de la pensée gnostique de Cioran, communique son angoisse face à un monde où disputes privées et drames politiques apparaissent comme les deux faces du satanisme. Le rire masque l’épouvante de l’être devant un tel constat. Il est l’expression d’un étonnement permanent devant un monde incompréhensible que seule la manifestation d’un ordre transcendant éclairerait. Grand lecteur de Kafka, Ionesco veut faire saisir au spectateur sa propre inquiétude devant le champ énigmatique du langage dans lequel l’homme ne se hasarde qu’à tâtons. Le désordre convertit également l’espace en un labyrinthe vertigineux et sombre où l’être s’enlise, anéanti par une matière dont rien ne peut arrêter la prolifération. Parole perdue, espace ténébreux, telles sont les deux sources de l’angoisse et du rire dans le théâtre de Ionesco.

Si, dans les années cinquante, le public avait accueilli ses premières pièces avec réticence, car les spectateurs ne comprenaient pas la portée de ces œuvres très en avance sur leur temps, Ionesco est mondialement connu dès 1959, année où, prononçant un discours aux Entretiens d’Helsinki sur le théâtre d’avant-garde, il s’affirme comme le père du « Nouveau Théâtre ». En même temps que Beckett et qu’Adamov, il a révolutionné la scène européenne tant par son traitement du langage fait de non-sens et de quiproquos que par l’irréalisme qui caractérise ses personnages. Ses pièces, qui sont aujourd’hui des classiques, ont été créées par les plus grands metteurs en scène, Nicolas Bataille, Jacques Mauclair, Jean-Marie Serreau, Jean-Louis Barrault, Jorge Lavelli… Traduites dans toutes les langues, elles ne cessent d’être jouées.

Marie-Claude Hubert
professeur à l’université d’Aix-Marseille

Source: Commemorations Collection 2009

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