Page d'histoire : René Etiemble Mayenne, 26 janvier 1909 - Vigny (Eure-et-Loir), 7 janvier 2002

À celui qui dénonçait comme une invasion l’afflux de termes étrangers en français, on doit le mot même qui la désigne, surgi en 1964 dans le titre Parlez-vous franglais ? Pourtant, l’engagement résolu d’Étiemble contre l’américanisation du français, cible de toute une vie de mises en garde et de combats, n’est pas la seule passion de sa vie. Ce fils du Maine, enjeu capital des rivalités entre princes durant la guerre de Cent ans, et centre d’une académie dont il était fier d’être membre, eut au moins trois autres passions.

La première fut Rimbaud. Il publia, de 1952 à 1968, les cinq tomes du Mythe de Rimbaud, contribution capitale à l’histoire littéraire, où sont étudiées, avec une rare attention et une surprenante érudition, les facettes mythiques du destin, de l’œuvre et de l’audience du génial révolté des bords de Meuse. Mais Étiemble eut une autre passion encore, celle de la Chine. En 1958, il avait repris la vieille légende chinoise du singe pèlerin qui partit en Inde à la recherche des sutras bouddhiques. À Connaissons-nous la Chine ? (1964), Les Jésuites en Chine (1966), Confucius (1966) succéda en 1976, date de la disparition de Mao Ze Dong, Quarante ans de mon maoïsme, où il analyse sa propre fascination.

La troisième passion d’Étiemble fut la littérature comparée, qu’il enseigna à la Sorbonne de 1956 à 1978. Ses Essais de littérature universelle exaltent les auteurs et les cadres culturels les plus divers : Portugal de F. Pessoa, Suisse romande du « Valaisan planétaire » C.-A. Cingria, Sénégal de L. S. Senghor, Hongrie du sombre et passionné poète Endre Ady, Turquie de N. Gürsel, Russie de Dostoïevski et d’I. Babel, monde arabe de N. Mahfouz et D. Hadidi (auteur d’un essai montrant que Voltaire connaissait mieux l’islam que ne le laisse croire Mahomet ou le fanatisme), pantun malais (poème à forme fixe qu’imitèrent Hugo, Gautier, Baudelaire, Banville, Leconte de Lisle), Japon de Mori Ogai, Mishima, Kawabata (dont l’ouvrage Ko-to inspira à Étiemble le remarquable essai Comment lire un roman japonais ?, 1980).

À travers ces trois passions, on saisit quelques-uns des traits d’un grand lettré français, à l’esprit aiguisé, au cœur vibrant, au savoir confondant, aux curiosités innombrables, à la plume élégante et inventive, aux imprécations violentes contre ce qui lui paraissait nul ou absurde.

Étiemble était aussi l’ami généreux des opprimés, et tenait en piètre estime tous les pouvoirs. L’amour de la langue, et singulièrement de la langue française, mise en péril par des marchands ignares et cupides, prêts à la vendre pour de bas et illusoires profits, l’amour de la littérature, de toutes les littératures, comme expression de la liberté, ce sont là, parmi d’autres, des aspects dignes d’exalter ceux et celles qui, dans les moiteurs du désert culturel, ne désespèrent pas de trouver des modèles revigorants de haute humanité.

Claude Hagège
professeur au Collège de France
chaire de théorie linguistique

Source: Commemorations Collection 2009

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