Page d'histoire : Installation des papes en Avignon 9 mars 1309

Qu’un pape ne se montre guère empressé de gagner Rome, voilà qui n’étonne personne alors qu’en 1305 le Sacré Collège vient d’élire l’archevêque de Bordeaux, Bertrand de Got, qui a pris le nom de Clément V. Rome est tout sauf une ville sûre. Les partis entre lesquels se partagent l’aristocratie romaine et le peuple ne cessent de fomenter des troubles. On se bat aux portes des basiliques. Les cardinaux n’ont pu se mettre d’accord pour choisir l’un d’entre eux. Ils ont préféré ce prélat à l’excellente réputation. Issu d’une vieille famille gasconne bien possessionnée, frère d’un archevêque de Lyon, Bertrand de Got est un juriste formé à l’école de droit civil d’Orléans. Jouant habilement du fait qu’il est sujet du roi de France mais aussi, comme tous les siens, vassal du roi d’Angleterre qui règne sur la Guyenne, il a défendu en habile diplomate les intérêts du Plantagenêt devant le Parlement de Paris. Bref, on le connaît et il connaît le monde. C’est donc un pape français que se donne l’Église en 1305, mais ce n’est pas le premier – on a vu des pontifes français au XIIIe siècle – et le Gascon n’est pas un serviteur des intérêts du Capétien. Celui-ci n’en a pas moins poussé à son élection : on est assuré que Bertrand de Got ne reprendra pas la politique théocratique de Boniface VIII, qui entendait faire du souverain pontife le juge des rois et de leurs politiques et que combattirent les légistes de Philippe le Bel.

On a vu les derniers papes à Viterbe, à Pérouse ou à Orvieto plus qu’à Rome. En un demi-siècle, il s’est trouvé six papes pour ne pas mettre une fois les pieds dans la Ville éternelle. L’archevêque Bertrand de Got n’est allé à Rome qu’une fois. On n’a aucune peine à le convaincre qu’il est urgent d’attendre.

Et puis, c’est en France que vont s’engager des négociations lourdes de conséquences. On parle de la réforme de l’Église, qui est une préoccupation de tout temps, mais aussi de l’imbroglio que commence d’être l’affaire du Temple et de l’éventuel procès contre la mémoire de Boniface VIII, qui sont de brûlants sujets d’actualité. Un concile est convoqué. En 1245 et 1274, les deux derniers conciles œcuméniques se sont tenus à Lyon. Celui qu’on annonce en 1308 sera à Vienne, l’antique capitale des Gaules, ville d’Empire aux portes du royaume de France. Il s’ouvrira en 1312, oubliera la réforme de l’Église et laissera le pape clore l’affaire du Temple en supprimant l’ordre pour n’avoir pas à le juger.

Clément V est un homme prudent. Désireux de ménager tout le monde, il est porté à temporiser pour se protéger. Il fait donc volontiers la sourde oreille. On le voit bien quand il laisse traîner en longueur l’enquête qu’on lui demande sur les possibles défaillances du Temple. D’abord, il demeure en Aquitaine, en Gascogne comme en Poitou. À l’approche du concile, il prend sa décision : il ne résidera pas à Vienne, où il serait soumis aux pressions des prélats de toute la chrétienté. Avignon présente de nombreux avantages. La ville est proche de Vienne, elle n’est pas dans le royaume de France, elle est dans cette partie du Saint-Empire où l’empereur germanique ne vient jamais, elle est dans un comté de Provence dont le comte – un neveu de saint Louis – est surtout occupé en son royaume de Naples, et elle est aux portes du Comtat Venaissin que possède le Saint-Siège depuis 1274.

Voici donc, en mars 1309, le pape à Avignon, où il s’installe chez les dominicains, puis dans le palais de l’évêque. C’est une résidence temporaire, pour le temps du concile. Mais à Rome, la situation ne s’améliore pas, et le pape vieillit. Il s’accommode de demeurer sur la rive du Rhône. Rien ne laisse penser que, Rome demeurant la Ville éternelle parce qu’y sont les tombes des Apôtres, le Saint-Siège va gouverner d’Avignon l’Église latine. Plus centrale en Europe que Rome, Avignon se prête bien à la centralisation qui va s’établir en constituant un extraordinaire système politique, diplomatique et financier. Un remarquable palais – la puissante forteresse de Benoît XII et la grandiose construction de Clément VI – ancrera le pouvoir pontifical à l’horizon de la ville. En 1348, Clément VI achètera la ville.

Parce que tout l’Occident s’y rencontre, Avignon constitue alors un foyer de rayonnement intellectuel et artistique qui fait le lien entre l’humanisme italien et les milieux intellectuels français. On y rencontre aussi bien Boccace et Pétrarque que Matteo Giovanetti et Simone Martini.

Tous natifs de l’hexagone, les papes que l’on dit « d’Avignon » sont aussi différents que possible. Après Clément V, c’est un grand juriste, Jacques Duèse (Jean XXII), que les cardinaux élisent en 1316 parce que ce septuagénaire devrait rapidement laisser la place … Il règnera dix-huit ans. Se suivent l’austère cistercien Benoît XII (1334-1342), le fastueux Clément VI (1342-1352) que l’on a connu au Conseil du roi de France, le légiste Innocent VI (1352-1362) que distingue son souci des économies financières mais auquel manque un talent de diplomate, le pieux bénédictin Urbain V (1362-1370) très vite mal à l’aise dans ses responsabilités, le très politique Grégoire XI (1370-1378).

Pétrarque ne cesse de dénoncer ce qu’il appelle l’exil à Avignon. Rome n’est plus dans Rome, même si c’est à Rome que vont les pèlerins du jubilé de 1350. Deux fois, un pape tente le retour dans la Ville éternelle. Urbain V se lasse de l’expérience et revient à Avignon. Grégoire XI meurt à Rome, laissant la ville en effervescence, car les Italiens entendent bien récupérer la fonction pontificale et les chapeaux cardinalices qu’ont accaparés les prélats français. Une double élection ouvre, pour trente-cinq ans, le Grand Schisme d’Occident.

La papauté d’Avignon est une puissance politique capable d’intervenir dans les affaires de l’Empire comme dans celles des villes italiennes où s’affrontent les gibelins et les guelfes, puis les guelfes noirs et les blancs. Elle aura résisté aux entreprises de l’empereur Louis de Bavière contre le pouvoir pontifical, un empereur excommunié qui fait élire un antipape. Ses légats ont souvent arbitré les conflits de la France et de l’Angleterre. Mais cette même papauté aura aussi souffert bien des crises de la foi et les aura pour la plupart résolues, celle du catharisme finissant et celle de la définition du Jugement dernier, celle de la pauvreté évangélique et de la sécession d’une partie de l’ordre de saint François. Et on canonise en 1323 un Thomas d’Aquin naguère condamné pour son aristotélisme teinté d’averroïsme.

Clément V n’y pense nullement quand il passe le Rhône en 1309. Mais pour soixante-dix ans, le Siège apostolique est à Avignon. Pendant trente ans, un pape du Grand Schisme d’Occident sera ensuite à Avignon le pape de la moitié de l’Occident.

Jean Favier
membre de l’Institut
président du Haut comité des célébrations nationales

Source: Commemorations Collection 2009

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