Page d'histoire : Rolf Liebermann Zurich, 14 septembre 1910 - Paris, 2 janvier 1999

Quelque trente ans après la fin de son mandat à l’Opéra de Paris, en 1980, et près de dix ans après sa mort, le nom de Rolf Liebermann reste synonyme du renouveau de cette grande institution. Son mandat de sept ans (1973-1980), dit « ère Liebermann », à la tête de la plus ancienne et de la plus turbulente des maisons d’opéra au monde, s’impose comme un moment crucial de l’histoire du Palais Garnier, celui d’une « dernière chance » donnée à l’Opéra de Paris par Georges Pompidou, président de la République, à l’initiative de Jacques Duhamel, ministre de la Culture. Rolf Liebermann deviendra ainsi le premier « étranger » depuis Lully à diriger l’Opéra de Paris, lui donnant une impulsion majeure, véritable renaissance pour l’institution et moment de renouveau pour l’activité lyrique et chorégraphique en France.

Depuis le départ de Jacques Rouché, qui avait tenu « la Maison » de 1914 à 1944, l’Opéra et l’Opéra-Comique, réunis depuis 1939 au sein de la Réunion des théâtres lyriques nationaux, connaissaient un lent déclin, dû autant à des causes administratives et financières qu’artistiques. Quelques grandes soirées d’opéra ou de ballet, suscitées par des administrateurs tels Maurice Lehmann, Georges Hirsch, Jacques Ibert, A.-M. Julien, Georges Auric, Nicoly, ne suffisaient pas à masquer la décadence d’une maison qui avait contribué, de manière souvent éclatante, à la naissance et au développement de l’art lyrique et chorégraphique. Une série d’articles de R. Duménil, « L’Opéra de 40 milliards » (Le Monde 1967-1968), illustre le discrédit dans lequel s’enfonçait cette prestigieuse institution. Dans ces circonstances, Rolf Liebermann apparut comme un sauveur, ce qu’il fut, d’éclatante manière.

Né dans une famille d’origine berlinoise, père d’origine allemande, mère d’origine française, il étudie le droit et suit parallèlement des cours de musique au conservatoire José Berr, puis la direction d’orchestre avec Herrmann Scherchen et la composition avec Vladimir Vogel. Il devient, à Vienne, l’assistant de Scherchen, qui marquera sa vie. Au moment de l’Anschluss, il rentre en Suisse et partage son activité entre la composition et la critique musicale. En 1945, Scherchen l’appelle à la Radiodiffusion suisse. Cinq ans plus tard, Liebermann prend la direction musicale de Radio Zürich. Le chef d’orchestre Hans Schmidt-Isserstedt fera tout pour qu’il devienne ensuite le directeur de la musique de la radio NDR de Hambourg.

Quand, deux ans plus tard, Rolf Liebermann accepte la direction de l’Opéra de Hambourg, il décrit ainsi sa situation : « Maintenant je suis un compositeur qui ne compose plus. Je suis devenu un intendant qui doit faire que l’opéra d’aujourd’hui vive – avec le savoir-faire d’un compositeur. »

Rolf Liebermann dirigea cet opéra de 1959 à 1973 et en fit une institution mondialement reconnue pour ses créations et son répertoire, ayant à son actif la programmation de 70 opéras traditionnels, 40 œuvres du XXe siècle dont 20 commandes, plus une cinquantaine de chorégraphies. Il avait été le premier directeur à filmer les productions de sa maison en studio (en coproduction avec la Nord Deutscher Rundfunk) faisant naître un nouveau type de diffusion de l’art lyrique, l’opéra filmé.

Musicien dans l’âme (un de ses livres s’intitule Ich bin ein Musiker), pianiste et compositeur, sa polyvalence lui assure une parfaite maîtrise du genre si particulier qu’est l’opéra. Son Furioso (1947) et son Concerto for Jazz band and Symphony orchestra (1954) marquent les années 50. Ses opéras Léonore 40/45 (1952), Pénélope et l’École des Femmes (1954, 1957) ont été joués partout en Europe, mais pendant ses mandats à Hambourg et à Paris, Liebermann n’a presque pas composé et s’est interdit de mettre ses œuvres à l’affiche malgré leur succès international, se condamnant lui-même au silence en tant que compositeur.

À Paris, sa tâche fut de recréer un répertoire devenu exsangue, de tisser des liens de confiance avec le public et les pouvoirs publics, de redonner une fierté aux professionnels de la Maison, bref, de faire de la plus belle maison d’opéra, le Palais Garnier, une des plus grandes maisons lyriques du monde, en y appelant les plus grands chanteurs, chefs d’orchestre, metteurs en scène et chorégraphes. Les Noces de Figaro, dirigées par Georg Solti et mises en scène par Giorgio Strehler, Faust, dirigé par Michel Plasson et mis en scène par Jorge Lavelli, Les Contes d’Hoffmann, dirigés par Georges Prêtre et mis en scène par Patrice Chéreau, Moïse et Aaron, dirigé par Georg Solti, Pelléas et Mélisande, dirigé par Lorin Maazel et mis en scène par Jorge Lavelli, Otello, avec Placido Domingo et Margaret Price, dirigé par Georg Solti, mis en scène par Terry Hands, Boris Godounov avec Ruggiero Raimondi, mis en scène par Joseph Losey, la création de Lulu en trois actes, dirigée par Pierre Boulez, mise en scène par Patrice Chéreau,… font aujourd’hui, parmi bien d’autres spectacles, partie de l’histoire de la musique lyrique.

Tous les opéras furent représentés dans leur langue d’origine, grande innovation sur la première scène lyrique française. Les mises en scène et les distributions, toujours brillantes même pour les cinquième ou sixième reprises, amenèrent à l’Opéra des artistes confirmés comme des « débutants » qui avaient nom Patrice Chéreau ou Frederika Stade. Margaret Price, Kiri Te Kanawa, Teresa Berganza, Placido Domingo, Luciano Pavarotti, Ruggero Raimondi, José Van Dam… devinrent « l’ordinaire » des distributions de l’Opéra de Paris.

Rolf Liebermann inaugura, pour élargir l’audience et démocratiser l’art lyrique, un système de diffusion des spectacles, des captations télévisées régulières grâce à une charte avec La 2, permettant plusieurs dizaines d’enregistrements d’opéras et de ballets, et poursuivit la réalisation de films d’opéra, initiée à Hambourg et reprise à Paris, avec notamment pour Gaumont Don Giovanni, dans une mise en scène de Joseph Losey et une direction de Lorin Maazel, avec Ruggiero Raimondi, Kiri Te Kanawa, Teresa Berganza, José Van Dam…

Et enfin, lorsque Rolf Liebermann, ayant construit un répertoire, put passer des commandes, à Olivier Messiaen pour Saint François d’Assise, créé en 1983, et à Henri Dutilleux, son mandat prenait fin.

Jerome Robbins, George Balanchine, Merce Cunningham, Carolyn Carlson, Rudolf Noureev ou encore Roland Petit, viendront enrichir le répertoire de la compagnie de ballet, dont les racines classiques seront « revitalisées ». C’est en effet à Rolf Liebermann et à son directeur de la danse Raymond Franchetti que le Ballet de l’Opéra doit sa première production de La Belle au Bois Dormant, chorégraphiée par Alicia Alonso !

Le public fut au rendez-vous et la salle du Palais Garnier s’avéra trop petite pour satisfaire des abonnés fidèles, des spectateurs nombreux et enthousiastes. L’art lyrique devint à Paris un phénomène de société, les ventes de disques s’envolèrent. Rolf Liebermann devint alors un personnage de la vie parisienne, reconnu et salué dans la rue, photographié, amplement interviewé par la presse. Son humanité, son charisme lui valurent la respectueuse admiration et la profonde affection de ses collaborateurs qui l’appelaient « le Patron ».

Après Paris, Rolf Liebermann fut rappelé par l’Opéra de Hambourg pour assurer un délicat intérim. Dans sa thébaïde à côté de Florence, puis à Paris où il passa ses dernières années, il composa à nouveau : des concertos, une œuvre symphonique et les opéras La Forêt (1987) et Freispruch für Medea (1992). Enfin, Rolf Liebermann présidera la Fondation Louis Vuitton pour l’Opéra et la Musique, consacrant ainsi une large part de ses dernières années à favoriser la création contemporaine.

Hugues R. Gall
membre de l’Institut
ancien directeur de l’Opéra national de Paris (1995-2004)

Source: Commemorations Collection 2010

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