Page d'histoire : Nicolas Boileau Paris, 1er novembre 1636 - Paris, 13 mars 1711

Nicolas Boileau-Despréaux
Huile sur toile d’après Hyacinthe Rigaud
Château de Versailles
© RMN (Château de Versailles) / Gérard Blot / Hervé Lewandowski
 

Sur Boileau, on ne se contente plus de la vieille image : l’homme à perruque, au caractère bougon, censeur de ses confrères. Ce n’est là qu’une caricature, élaborée de son temps par la coterie des mondains, allègrement retouchée plus tard par la faconde des romantiques, paresseusement reprise, enfin, par une partie de l’histoire littéraire. La réalité est plus riche, et il vaut la peine de le dire pour le tricentenaire de sa mort.

Né en 1636, Nicolas Boileau appartient à la bourgeoisie parisienne et il aurait pu devenir, sous son surnom de Despréaux, un avocat doué. Mais son esprit bouillonnant l’empêche d’avoir une jeunesse conformiste. La poésie amoureuse l’aurait fait bâiller. À l’élégie, il préfère donc la satire, et ses premières compositions le brouillent avec tout l’« establishment » : précieuses, gentilshommes mondains, écrivains reconnus. Bien loin de s’en tenir à la correction des mœurs (ce qui était la mission traditionnelle du genre), ses premières Satires (1666, 1668) bousculent toutes les conventions. Ces poèmes vifs et bien rimés lancent des pointes assassines. Ils s’en prennent nommément aux ridicules sociaux (avares, coquettes, hypocrites, maris trompés, etc.) et aux ridicules littéraires. Mais les Chapelain, les Quinault, les Cotin – ces écrivains qu’il dénonce – sont-ils donc si ridicules ?

Ses victimes ont, à l’époque, beaucoup crié. Ce Despréaux, disaient-elles, est un fou, il fallait le faire taire. En fait, ce jeune « dogue » est un provocateur, et, pendant qu’on l’insulte, il continue à travailler. Sa stratégie consiste, en trouvant des protecteurs, à défendre sa liberté et ses idées d’écrivain. Madame de Montespan, la favorite de Louis XIV, qui est une femme pleine d’esprit, lui accorde son appui. Le roi consent à lui distribuer ses grâces, qui le conduiront à la carrière et d’historiographe et d’académicien français. Entre-temps, le satirique est devenu auteur d’Épîtres (1674, 1683). Le poète prouve alors qu’il est capable d’admiration, après avoir surtout montré sa verve. Jusqu’à sa mort, ces deux caractères de son style resteront associés.

Boileau n’a jamais loué ce qu’il n’admirait pas. De ce fait, le terme de « poète officiel » ne s’applique pas à lui. Sous le règne du Roi-Soleil, c’est Chapelain, c’est Perrault, c’est Desmarets de Saint-Sorlin, c’est Quinault, c’est Lully qui méritent ce titre. Plus tard, ce seront Fontenelle, Houdar de La Motte. Ces notables se constituent en parti, et ce parti -prendra le nom de Modernes. En 1687 notamment. En janvier de cette année-là, l’Académie française tient une séance solennelle pour célébrer la convalescence du roi. Charles Perrault y lit son poème Le Siècle de Louis le Grand, qui est une excellente déclamation en l’honneur du monde moderne. Les techniques, les monuments, les arts (art littéraire compris), encouragés et chéris par un prince incomparable, manifestent la supé-riorité, sur tous les autres siècles, du XVIIe siècle français. Les modèles de l’antiquité n’ont plus rien à lui apprendre.

Quelle vanité ! s’écrie Boileau. Il n’admire pas tout ce fatras de « preuves ». Il n’admire pas son roi de cette manière-là. Dans les Épîtres, son loyalisme, qui est grand, s’exprime sur un ton amical, primesautier, taquin parfois, qui reflète ce qu’il appelle sa « sincérité ». Pour son âme de poète, il est capital non seulement de croire à ce que l’on écrit en rimes (et les romantiques développeront à l’envi ce thème, mais en taisant son nom), mais aussi de prendre des risques pour l’écrire. Au fond, le jeune « dogue » n’est jamais mort en lui. Il ne manque pas de retrouver, sous son habit d’académicien, ses réflexes de polémiste. Pauvre Académie française ! voilà que Boileau, pour la punir d’être passée du côté des Modernes, lui décoche ce trait vengeur : « C’est l’hôpital des fous ».

Boileau réagit ainsi en disciple d’Horace et de Juvénal, qui lui ont appris à être sincère, en héritier de Virgile et d’Homère, qui l’ont ouvert au lyrisme et à l’épopée. Pourquoi cependant tant de colère ? À cause de son tempérament d’écrivain. Il ne peut s’empêcher de rimer : alors il est poète. Mais il veut aussi se penser poète : alors il théorise la poésie. Auteur (1674) d’un Art poétique en vers, et simultanément d’un Traité du Sublime en prose, il a labouré tout le champ de la critique littéraire. Le latin, le grec (qu’à la façon de son temps, il réinterprète dans sa traduction de Longin) sont, à ses yeux, des sources vivantes, un trésor de beauté dont il se juge le dépositaire, une garantie pour la transmission, d’une génération à la suivante, du bon goût. Si l’on n’écoute que les conventions du siècle présent, on va perdre l’audace de la parole et les richesses poétiques de la mythologie.

En son âge tendre, Boileau suivait, à l’académie de Lamoignon, des conférences sur les grandeurs et les beautés d’Homère, de Platon, des historiens anciens. Pendant toute sa carrière, il s’émerveille (Épître VII : « Que tu sais bien, Racine, à l’aide d’un acteur… ») de la peinture des passions mises en scène par ses grands contemporains. Dans ses dernières années, ses Réflexions critiques sur Longin et sa Préface de 1701 soulignent tout le prix de cette littérature du XVIIe siècle, du sublime dont elle est nourrie, de ce qu’elle doit au génie antique. Le Boileau de la fin n’a plus l’oreille du beau monde ; les critiques, pour longtemps, vont le réduire à un statut de pédagogue ; mais lui-même aura lutté jusqu’au bout pour qu’une imitation généreuse de l’antiquité fertilise en France le génie inventif et les belles-lettres.

Roger Zuber
professeur émérite à l’université Paris-Sorbonne

Source: Commemorations Collection 2011

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