Page d'histoire : Roger Nimier Paris, 31 octobre 1925 - La Celle-Saint-Cloud (Yvelines), 28 septembre 1962

Parce qu’un imbécile aura voulu le doubler à droite, un soir sur l’autoroute, une des têtes les plus fortes et les plus assurées de notre génération aura trouvé une mort certaine, privant ainsi les lettres d’une moisson qu’elle seule avait si cruellement confisquée.

Je promets, ai-je écrit quelque part au soir de son trépas, je ne sais plus très bien où, une paire de claques à qui voudrait associer cette fin absurde à la triste légende des « chevaliers de l’impossible », misérables émules de James Dean fonçant les uns vers les autres dans les vapeurs de l’ivresse pour rencontrer une mort qui à eux seuls ressemblait.

Je réserve aujourd’hui le même châtiment à ceux qui, parce que Roger Nimier avait le même âge que Jacques Laurent, Michel Déon et Antoine Blondin, ne voient en lui qu’un membre à part entière de ce cercle proclamé Club des Hussards, où je peux assurer qu’ils ne se rencontrèrent jamais ensemble pour vitupérer leur époque.

Romancier (Le Hussard Bleu, Les Enfants Tristes, Perfide, Les Épées, D’Artagnan amoureux) essayiste (Amour et néant, Journées de lectures ou L’Élève d’Aristote où se love une incroyable description du château de Versailles qui ô! merveille fait penser à celui de Dame Tartine), scénariste et écrivain de cinéma – je lui dois les admirables dialogues de mon Éducation Sentimentale – Roger Nimier peut faire penser à un de ces protées qui hésitent chaque matin pour savoir quel uniforme endosser, mais ses œuvres, romans ou essais, se ressemblent comme ils lui ressemblent. Qu’il brosse un catalogue des vedettes de l’écran, victimes expiatoires, ou qu’il lui adjoigne Mme Récamier, dépeinte et réclamée par lui comme vedette du muet, car elle se contentait – et c’était là la raison de son emprise sur René – d’écouter, c’est toujours la même voix qui se fait entendre, celle de Roger, et je ne vois aucun hiatus entre Mme de Staël et l’héroïne de Perfide, épouse non-morganatique (et c’est là l’occasion de faire entrer dans cette galerie de premiers rôles la veuve Scarron) d’un principal de collège saisie par la débauche.

Dans le Hussard Bleu, comment ne pas penser à celui que chantait, avec la bénédiction du docteur Goebbels, la voix rauque d’une diseuse suédoise, immortalisée par Douglas Sirk, Zarah Leander. S’ils renvoient à Adolphe de Constant et à Dominique de Fromentin, les romans de Nimier, par le savoir qu’ils emmagasinent et l’étendue d’abstraction à travers laquelle ils se déploient, ne sont pas indignes de figurer en bonne place dans cette longue lignée de fortes têtes (et de têtes bien pleines), qui va de Rabelais à Diderot et de Cervantès à Sterne – Milan Kundera ne me chercherait pas de noises sur ce point. On peut même pousser l’audace, voire la provocation, et parler à leur propos d’une illustration chiffrée de la kabbale.

On me permettra cependant de mettre en tout premier lieu dans cette frappe glorieuse de médailles d’effigies l’admirable auteur du Grand d’Espagne en qui, à travers les couronnes de fleurs des champs tressées à la mémoire de ce Georges Bernanos dont il avait fait, et nous aussi son capitaine, se précisent les règles de vie de ce qui fut le bréviaire de toute une génération.

Bernanos, dont on a oublié un peu trop vite la grande voix, avait pour cible préférée les imbéciles, ce qui était une autre façon de promouvoir comme vertu capitale cette intelligence dont Nimier était à un degré supérieur pourvu. Sait-on que ce guerrier, en qui l’on ne veut voir qu’un esprit léger (comme si la légèreté n’était pas que l’autre face d’une certaine gravité), fut lauréat du Concours général de philosophie et l’un des premiers lecteurs de L’Être et le Néant de Sartre ? On peut très bien, ce n’est impossible que pour les cuistres et les têtes molles, avaler dans l’après-midi cinq cents pages de Balzac, et couronner cet effort, qui aurait mis tant d’autres sur le flanc, par une joyeuse partie de polochon. J’ai parlé du Grand d’Espagne, sur quoi je voudrais insister. Roger Nimier y prend comme cible ces Girondins dans lesquels on peut voir les adeptes du tripartisme qui firent les beaux jours de l’après-Libération, mais c’est pour écrire, à la suite de Péguy que la fermeté, opposée à ce torrent d’eau tiède est la seule vertu : « c’est la fermeté qui est humaine, c’est Robespierre qui est humain ». Cette fermeté, Roger Nimier l’a possédée au plus haut point, fermeté d’écriture, et fermeté de vie. Sait-on qu’à la suite d’une après-midi avec Jacques Chardonne, il décida de s’arrêter d’écrire pendant dix ans. Ce silence volontaire me fait penser à celui que s’imposa, parce qu’après une nuit dite d’Idumée il avait compris qu’il n’écrirait jamais les poèmes de Mallarmé, un certain Paul Valéry.

On me permettra donc pour conclure d’associer les maximes gravées en lettres d’or au fronton du palais de Chaillot, commandées à celui qui était devenu son poète officiel par une république déjà proche de sa fin, à la main vigoureuse d’un lecteur de Maurras balayant au 5 de la rue Sébastien Bottin, repère et nid d’aigle des fortes têtes de la NRF, le carré de soldats de plomb, qu’avec cette Aston Martin promise à être son cercueil, entre deux virées à Meudon pour enchanter Céline pour lequel il réclamait le prix Nobel, ou – via Marcel Aymé, pour prendre devant lui la défense de Baudelaire1 – lui avait offert pour l’assurer de son amitié et son admiration un certain Gaston Gallimard, éditeur entre autres d'André Gide et de Paul Valéry.

 

Alexandre Astruc
cinéaste, journaliste, écrivain
Prix Roger Nimier 1976

Source: Commemorations Collection 2012

Personnes :

Astruc, Alexandre

Thèmes :

Littérature

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