Page d'histoire : Théodore Rousseau Paris, 15 avril 1812 - Barbizon (Seine-et-Marne), 22 décembre 1867

Groupe de chênes, Apremont (forêt de Fontainebleau)
Huile sur toile de Théodore Rousseau, 1852 Paris, Musée du Louvre
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Le 1er avril 1848, Ledru-Rollin, ministre de l’Intérieur du gouvernement provisoire de la Seconde République, accompagné du directeur des musées nationaux, se rendait place Pigalle, dans l’atelier de Théodore Rousseau, pour lui passer commande officielle d’un grand paysage destiné au musée du Luxembourg. La somme offerte était d’une rare munificence : 4 000 francs. C’était là un acte hautement symbolique, un acte de réparation publique envers celui que la monarchie de Juillet n’avait cessé, disait-on (un peu abusivement), de « persécuter » en refusant systématiquement ses tableaux aux Salons.

À cette date, au mitan du siècle, Rousseau a trente-six ans. Il est en pleine possession de ses moyens artistiques, détesté certes des officiels et des académies, mais tenu déjà par ses pairs pour l’un des plus grands peintres de son époque, pour le meilleur paysagiste de son temps, ce que le critique d’art Théophile Thoré avait exprimé avec émotion, en une célèbre lettre ouverte, prologue à son Salon de 1844 : « La nature a pour toi des beautés mystiques qui nous échappent […] C’est une domination que tu exerces sur la nature, et de ce mélange amoureux il résulte un être nouveau, une création qui reproduit les éléments du père et de la mère, de la nature et de l’artiste ».

Cette lettre résonne comme une consécration, comme l’aboutissement (provisoire) d’une jeune vie toute tournée vers l’étude du paysage. Né en 1812, à Paris, dans une famille d’artisans, le jeune Rousseau habité du désir de peindre, a la chance en effet de pouvoir faire ses premiers apprentissages auprès de son cousin, Pierre-Alexandre Pau de Saint-Martin (1791-1848), paysagiste reconnu en son temps, avant de passer aux choses « sérieuses », l’atelier de Rémond, l’un des principaux représentants du paysage néo-classique, puis celui de Guillon-Lethière, peintre d’histoire, avant de les quitter, de se détourner à jamais de ces formes d’art, pour emprunter la voie encore expérimentale du paysage pur, du paysage peint en plein-air, tel que commençaient à le pratiquer Corot, Huet, Diaz ou encore Decamps, tel surtout qu’il a l’occasion de le découvrir au travers des toiles de Constable, exposées à Paris chez le marchand John Arrowsmith.

Dès 1829, Théodore Rousseau se jette à corps perdu dans l’observation, et la représentation, de la nature, dans l’étude passionnée et même angoissée des effets de la lumière sur cette nature qu’il entend pénétrer jusqu’en ses profondeurs les plus intimes. Suivant les conseils du peintre Valenciennes, il voyage à travers la France, en Auvergne, en Normandie, dans le Jura. Il apprend à regarder et peindre les « détails de la nature ». Une simple racine, un morceau de rocher, un caillou, sont autant de prétextes à étudier le jeu de la lumière qui s’accroche au minéral et fait vibrer les verts de la mousse et les rousseurs des feuilles d’automne et à créer de minuscules microcosmes. Ces études nourrissent ses premières toiles, et ses premiers chefs-d’œuvre : la très belle Vue de la chaîne du Mont-Blanc pendant une tempête (1834 - Copenhague, Ny Carlsberg Glyptotek), explosion rageuse de couleurs, ou La Descente des vaches dans les montagnes du Haut-Jura (1835 - La Haye, musée Mesdag), un tableau qui fascine ses contemporains par son audace formelle : une scène ô combien triviale érigée de par son format en tableau d’histoire, un paysage sans horizon, une coulée de taches multicolores, fusion de la terre, du végétal et de l’animal. Cette œuvre fut décisive en son temps. Refusée au Salon de 1836, elle cristallisa l’image de la nouvelle école française de peinture. Un autre chef-d’œuvre suit bientôt, L’Allée de châtaigniers (Paris, Musée du Louvre), cathédrale de verdure, sombre paysage enveloppant et envoûtant, à la fois hérité de la peinture hollandaise et parfaitement novateur. Ce tableau est refusé au Salon de 1841. Irrité par tant d’incompréhension, Rousseau tend à s’isoler et bientôt part vivre à Barbizon, en lisière de la forêt de Fontainebleau. Là, au cœur de cette forêt rocheuse, sableuse, noire et lumineuse, il poursuit inlassablement ses recherches sur la lumière. « La lumière répandue sur une œuvre, c’est la vie universelle, c’est le trait distinctif de l’art, disait-il, sans la lumière il n’est pas de création » ; aussi s’essaye-t-il avec brio à traduire la lumière de midi, tombant sur un groupe de chênes (Groupe de chênes. Apremont, Paris, Musée du Louvre), et l’embrasant de « myriades de combustions solaires » ; surtout, il s’enfouit dans la forêt et y déploie sa personnalité (au XIXe siècle on aurait dit son âme) solitaire, humaniste, panthéiste, mystique. Il observe, il scrute « si immobile qu’il avait l’air d’une roche ». « J’entendais les voix des arbres ; les surprises de leurs mouvements, leurs variétés de formes et jusqu’à leurs singularités d’attraction vers la lumière m’avaient tout-à-coup révélé le langage des forêts » avouait-il au soir de sa vie à Sensier, son biographe, et il ajoutait : « En observant avec toute la religion de son cœur, on sent et on traduit un monde réel dont toutes les fatalités vous enlacent ». Et il n’est pas un rocher, pas un arbre, pas une mare qui n’aient été pour cet « enfant des forêts » une occasion de peindre, travailler les formes, jusqu’à l’ossature, travailler les matières, les couleurs, la lumière, l’ombre, le visible et l’invisible. La forêt de Rousseau est bien celle à l’intérieur de laquelle Michelet nous invite au même moment à pénétrer, ce « lieu bas, sombre, rocheux [qui] montre le combat du grès, de l’arbre tordu, l’effort vertueux du chêne ». Elle est cette forêt qui cache « un mystère que rien n’annonce au premier regard » et que l’on ne peut percer que par l’étude ou par une « passion qui illumine ce monde intérieur ». Aucune œuvre ne témoigne mieux de ce sentiment que sa Forêt en hiver au coucher de soleil (New York, Metropolitan Museum), œuvre complexe, objet de vingt ans de travail, synthèse et quintessence de ses aspirations comme de ses moyens picturaux.

Cette quête presque obsessionnelle du primordial influe sur sa manière de peindre. Thoré le note, à juste titre, dans son compte rendu de l’Exposition universelle de 1867. Il déplore, après « la jeunesse fougueuse, étonnante d’originalité et de poésie, puis la sérénité et la pleine possession de soi-même, je ne sais quel tourment, des raisons mirobolantes qui remplacent la spontanéité ». Il se fait ainsi l’écho d’une fréquente incompréhension de la société à l’égard de l’œuvre de Rousseau. Reste pourtant une œuvre qui fit l’admiration des artistes, et en particulier celle des jeunes impressionnistes venant travailler à Barbizon pour être auprès du « maître ». Reste une figure exemplaire, symbole de l’opposition à l’art académique. Reste un œuvre parfois difficile à apprécier aujourd’hui parce qu’abîmé par trop de remontées de bitume et l’emploi de trop de matières à la chimie mal contrôlée, mais à (re) découvrir absolument.

Chantal Georgel
conseiller scientifique
à l’Institut National de l’histoire de l'art

Source: Commemorations Collection 2012

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