Page d'histoire : Georges Feydeau Paris, 8 décembre 1862 - Rueil-Malmaison (Hauts-de-Seine), 5 juin 1921

Portrait de Georges Feydeau (1862-1921), auteur dramatique
Huile sur toile de Carolus-Duran, XIXe siècle - Lille, Palais des Beaux-Arts
© RMN / Philipp Bernard

« Il périra, je crois, tout entier » Émile Faguet, Études littéraires, Boivin, 1949, p. 233

Fils d’Ernest, coulissier en bourse et homme de lettres d’un certain renom, Georges Feydeau débute à vingt ans dans des cercles mondains en présentant des imitations. Il envisage de devenir comédien mais le succès de ses monologues et surtout de sa première comédie importante, Tailleur pour dames, en 1886, le portent définitivement vers la carrière d’auteur dramatique.

Personnage distant, d’apparence triste et désabusée, qui écoute plus qu’il ne parle et lance parfois un mot cruel, Georges Feydeau prend soin de dissimuler son affectivité : « Un monsieur ennuyé qui raconte à un autre ses ennuis, ça fait deux messieurs ennuyés ! ». Ce noctambule impénitent, qu’on retrouve presque chaque soir chez Maxim’s contemplant avec mélancolie une bouteille de champagne factice, avait épousé pourtant l’une des plus jolies femmes de Paris, Marianne Carolus-Duran, qui sera le premier amour – platonique – d’un Sacha Guitry adolescent. En 1909, prétextant les embarras d’un déménagement, Georges quittera le domicile conjugal pour une chambre d’hôtel, et ne retournera plus chez lui.

Un grand auteur comique traduit presque toujours la rupture entre l’homme et la société « en accentuant l’importance des mécanismes ». Ceci se produit chaque fois que le corps prend le pas sur l’âme, quand une personne semble devenue une chose parce qu’elle obéit à une idée fixe, refuse de prêter attention aux éléments extérieurs, et s’obstine à vouloir réduire êtres et événements à son obsession. Nul dramaturge n’a su, mieux que Feydeau, utiliser ces ressorts à un tel degré de perfection. C’est précisément pour cela que ses meilleures comédies se distinguent de la farce ou du vaudeville traditionnel pour revêtir le caractère de la vie.

On se plaît à dire que ce théâtre reflète parfaitement son temps. Son répertoire, qui a pour ressort essentiel les aventures sentimentales susceptibles de troubler les rapports du couple et de la famille bourgeoise, ne saurait, à lui seul, évoquer toute l’histoire de cette mythique « Belle Époque » d’apparence idyllique. Mais au-delà de leur rythme étourdissant et des rafales de rire qu’elles déclenchent, les pièces majeures nous apparaissent désormais comme infiniment plus riches que le spectacle de marionnettes auquel certains voudraient les réduire. Une exploration approfondie de ces textes montre avec quelle surprenante virulence cet éminent représentant de la bourgeoisie a su en restituer l’atmosphère et ne s’est pas privé d’ironiser sur nos institutions et notre société tout entière.

Chez lui, l’amour familial semble relever de l’utopie : il n’y a même pas d’affection entre les conjoints. Quant aux amis, il ne faut guère compter sur eux : s’il ne vous trahissent pas, ils ne se font pas faute de critiquer vos moindres actions. En réalité, tous ces égoïstes ne peuvent souffrir les autres égoïstes : menaces, chantages, trahisons, vengeances, scandales, sont les moyens les plus ordinaires d’obtenir ce qu’on souhaite. Dans un monde qui n’adore que le veau d’or et où tout est tarifé, il est bien difficile de croire en un sentiment désintéressé. Donc, le vice paye ! La fortune étant devenue la seule noblesse, le seul critère de considération, les portefeuilles, qui recouvraient les cœurs, ont fini par prendre leur place !

En fin de compte, plus rien n’est vrai, aucun personnage n’est authentique et les évidences les plus claires s’avèrent trompeuses : « Ne croyez donc plus ce que vous voyez ! » dit la duchesse des Folies-Bergères à l’époux qu’elle vient de duper magistralement.

Chacun étale un contentement de soi, un orgueil boursouflé, une conviction d’être le seul intelligent, qui entraînent à des vantardises, à des mensonges ou à des confidences imprudentes. Les déshabillages impromptus, les caleçonnades, les tenues extravagantes soulignent la folie de ceux qui prétendent conserver leur dignité au sein d’une vie désaxée.

Dans cet affreux chaos de noirceur, le public ne voit que ce qu’il veut voir : c’est la traditionnelle « légèreté française » ! Pourtant, Feydeau, le pessimiste, juge son temps et ses semblables. Il juge avec lucidité, amertume et mépris. Un grand rire libérateur peut bien éclater à intervalles réguliers, c’est un rire grinçant et cruel comme la vie.

Les spectateurs ne manquent jamais de croire que les acteurs s’amusent en interprétant ce théâtre. C’est une erreur, car les comédiens doivent se retrouver ici dans un état intérieur voisin de celui de Ruy Blas ou de Phèdre ! Imaginons, en effet, quels peuvent être les sentiments d’un personnage surpris en petite tenue par celui à qui il prétendait cacher ses frasques. Feydeau répète, d’ailleurs : « N’oubliez pas que mes pièces sont des tragédies à l’envers ! » Ayant réussi par un travail épuisant à tout ordonner, à tout prévoir, à fignoler le moteur de sa machine avec une habileté et une précision diaboliques (tout est inscrit sur ses manuscrits, jusqu’aux intonations et aux gestes des personnages), il supporte mal que certains ne se consacrent pas à l’incarnation de ses créatures avec la même conscience. C’est ainsi qu’au cours d’une séance de travail, alors qu’un médiocre cabot l’interrompt en proclamant : « J’ai une idée !… », Feydeau murmure : « Comme elle doit s’ennuyer toute seule ! ».

En 2011, s’il pouvait sortir de son affreux tombeau du cimetière Montmartre, il serait sans nul doute étonné et même scandalisé de la manière dont certains réalisateurs présentent son œuvre. Modeste, il ne croyait pas plus que ses contemporains à sa pérennité et si quelqu’un évoquait pour lui une éventuelle candidature à l’Académie, il murmurait simplement : « Mais à quel titre ? ». On aurait pu lui répondre : La Dame de Chez Maxim, La Puce à l’oreille, Feu la mère de Madame, On purge Bébé… et, plus que tous, Le Dindon !

Son rêve eût été qu’une de ses pièce fût représentée sur la scène de la Comédie Française ! Il n’eut pas cette joie, mais vingt ans après sa mort Madeleine Renaud fit entrer chez Molière Feu la mère de Madame. En 1951, c’est Jean Meyer qui fit triompher sur notre théâtre national ce Dindon, qui est certainement son chef-d’œuvre et fut suivi plus tard par un Fil à la patte brillantissime. Nous avons eu l’honneur d’interpréter l’un et l’autre au sein d’une troupe qui était alors la meilleure du monde dans ce répertoire : Jacques Charon, Robert Hirsch, Jean Piat, Louis Seigner…, sans oublier Alain Feydeau, camarade de toujours, qui avait hérité de son grand-père l’élégant physique comme la réserve et l’humour et qui devait nous permettre de publier une première biographie, occultée jusqu’en 1972 parce que ses proches s’étaient toujours refusé à évoquer sa fin.

On a dit que Georges Feydeau avait élaboré des ordinateurs comiques impeccables mais tellement compliqués que cette machine diabolique avait fini par se venger en dévorant sa raison. Belle image. En réalité, il semble bien que ce vilain tour fut joué au père de la Môme Crevette pour avoir aimé les jolies femmes, voire les beaux garçons…

Un mois avant sa fin, son fils spirituel vint lui rendre visite et le trouva parfaitement normal. Sacha Guitry, car c’était lui, interrogea le directeur sur l’état de son maître : « Hélas ! il est fou : je l’ai encore vu ce matin tenir une conversation, très grave avec un oiseau ! »« Mais alors, Monsieur, dans ce cas, il faudrait faire interner tous les poètes ! ».

Jacques Lorcey
professeur de lettres et d’histoire comédien,
metteur en scène lauréat de l’Académie française

Source: Commemorations Collection 2012

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