Page d'histoire : Fondation de la Compagnie du Théâtre du Soleil 1964

Fondé par dix étudiants, le Théâtre du Soleil est d’emblée organisé comme une SCOP, où les droits et devoirs de chacun sont les mêmes. Conduit par Ariane Mnouchkine, le Soleil doit devenir « le plus beau théâtre du monde », lieu de l’utopie qu’elle identifie au « possible non encore réalisé ». L’aventure du Soleil, unique au monde, fait de cette troupe une partie essentielle et originale du patrimoine théâtral français.

La mise en scène de La Cuisine de Wesker (1967) frappe par son jeu collectif, le travail choral, les improvisations. Avec Les Clowns (1969), et surtout 1789 (1970), le Soleil inaugure les « créations collectives », sans texte préalable. Les acteurs-bateleurs de ce spectacle-fête créent des images non convenues de la Révolution, sur des tréteaux répartis dans l’espace de la Cartoucherie de Vincennes, réhabilitée par la troupe. Jusqu’ici sans lieu, le Soleil fait le choix d’une Maison-Théâtre, aux larges volumes adaptables, hors de Paris. Le public dès lors suivra toutes les audaces du Soleil.

Chaque spectacle représente une étape dans ce qui s’avère être une quête continue du théâtre et de ses lois, et, parallèlement, d’un théâtre destiné au public d’aujourd’hui, résolument engagé, mais en dehors de toute idéologie. Rigueur, refus des compromis, très longues périodes de répétitions, voyages, caractérisent la démarche du Soleil. Entourée de collaborateurs fidèles, comme Guy-Claude François, le scénographe, et Jean-Jacques Lemêtre, qui, depuis 1979, compose et joue en direct la musique qui structure les mises en scène, formant des acteurs à une éthique de la troupe, Ariane Mnouchkine invente des spectacles populaires et universels, qui interrogent l’histoire et le présent, et sont marqués par une esthétique non réaliste et non psychologique, une attention portée à la forme, une recherche sur le jeu de l’acteur, renouvelé par l’apport des traditions orientales et des masques de la Commedia dell’arte.

Après avoir tourné le film Molière (1976-1977), Ariane Mnouchkine développe au théâtre deux grands cycles classiques : les Shakespeare (1981-1984), inspirés par le kabuki japonais et les Atrides (1990-1993), interprétés à travers le kathakali indien. Avec Hélène Cixous, qui écrit pour la troupe et avec elle, dans des configurations toujours renouvelées, s’ouvre l’époque des tragédies épiques du monde contemporain : L’Histoire terrible, mais inachevée de Norodom Sihanouk (1985) et L’Indiade ou l’Inde de leurs rêves (1987). Le Tartuffe (1995) est interprété à la lueur des fondamentalismes qui montent, et si Tambours sur la digue (1999) pose, dans une Chine ancestrale, avec des acteurs-marionnettes, la question du pouvoir, Le Dernier Caravensérail se fait l’écho quasi documentaire de l’actualité : celle des migrants sans papiers qui sillonnent le chaos du XXIe siècle. Les Éphémères (2006), « confessions intimes à 30 voix », renouvellent encore les choix théâtraux dans un dispositif bi-frontal, et traitent de la vie de quatre générations françaises. Enfants et adultes sont sur scène comme dans la salle.

À partir de 1995, le cinéma marque la pratique théâtrale d’Ariane Mnouchkine, fille d’un producteur de théâtre français d’origine russe : elle filme ses spectacles, en les transposant à l’écran. En 2010, Les Naufragés du Fol espoir matérialisent cette confrontation des deux arts en brossant l’épopée d’une troupe de cinéma qui, juste avant 1914, tourne la dernière utopie de Jules Verne. « Au Fol espoir », gravé à l’entrée du Soleil, résume ses ambitions généreuses. Dans les trois nefs de la Cartoucherie traversées par le monde, et animées par une troupe multiculturelle, le Soleil, codirigé aujourd’hui par Charles-Henri Bradier, s’inscrit dans la « lignée » du théâtre populaire de Copeau et de Vilar : à la fois « élitaire pour tous » et laboratoire d’écritures scéniques (où la vidéo numérique est au service des acteurs qui improvisent) et de formes spectaculaires musicales. Sa rare longévité et son succès international sont liés à sa cohérence et à sa radicalité. On peut parler d’une école du Soleil, à travers les acteurs qui essaiment en France, les spectacles repris par des groupes étrangers, ou la troupe afghane créée en 2005 par le Soleil à Kaboul et qui porte son nom.

 

Béatrice Picon-Vallin
directeur de recherche émérite au CNR

Source: Commemorations Collection 2014

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