Page d'histoire : Jean-François Millet Gréville-Hague (Manche), 4 octobre 1814 - Barbizon (Seine-et-Marne), 20 janvier 1875

Le Printemps - Huile sur toile (entre 1868 et 1873)
Paris, musée d'Orsay
© Musée d'Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt

Le 1er juillet 1889, à la vente de la collection Secrétan, L’Angélus du soir dont « on dit qu’il est le plus beau tableau de l’école moderne et certainement le chef-d’œuvre de Millet » est adjugé 553 000 francs à Antonin Proust « pour un groupe d’amateurs », qui le cède immédiatement à l’American Art Association, laquelle le revend un an plus tard à Alfred Chauchard, pour 800 000 francs, lequel le lègue à l’État en 1909. Ces tribulations, ces prix excessifs, ce geste symbolique font de cette œuvre longtemps mal aimée l’une des plus célèbres du monde, porteuse d’une popularité qui jamais ne se démentira, au risque sinon de faire oublier l’œuvre du peintre, du moins d’en occulter l’essentiel... et c’est pourquoi Millet en dépit et à cause de sa notoriété même reste un peintre souvent mal compris et mal jugé.

Millet est marqué du sceau de la paysannerie. Paysan, peintre de paysans, tel il apparaît dans la plupart de ses biographies dont la première et la plus lue, celle écrite par son ami Alfred Sensier, publiée en 1881. Il est vrai qu’il naquit à Gruchy, hameau de Gréville dans la Manche, le 4 octobre 1814, dans une famille de paysans, aisés et respectés, et qu’il y vécut une enfance campagnarde, partagée entre école, catéchisme et travaux des champs. Il ne reniera jamais cette enfance. « Je suis un paysan, rien qu’un paysan », affirme-t-il tout au long de sa vie, contribuant ainsi à créer sa propre légende, une légende dans laquelle il est encore aujourd’hui commode de l’enfermer. Il est également vrai que les figures de paysans et de paysannes abondent dans son travail : vanneur, semeur, bêcheurs, vignerons, moissonneurs, botteleurs, baratteuse, glaneuses, faneuses, bergers et bergères, forment comme une galerie de portraits-types de la paysannerie au mitan du XIXe siècle, auteurs et acteurs d’une véritable « épopée des champs » (Robert Louis Herbert). Pourtant, Millet ne fut pas seulement paysan. Enfant, il fut élevé par des parents grands lecteurs des textes saints et soucieux de son instruction, religieuse d’abord. Très vite, il multiplia les lectures, de la Bible aux romans de Paul de Kock, de Virgile à Montaigne, de Shakespeare à Victor Hugo, des mythologies grecques et romaines aux traités de physique et de médecine... Ses lectures ont laissé des traces dans son œuvre. Nombreuses sont les toiles qui font référence au monde du livre ou de la culture. La Mort et le bûcheron (1858-1859, Copenhague, Ny Carlsberg Glyptotek) est tirée d’une fable de La Fontaine, La Charité (1858-1859, Cherbourg, musée Thomas Henry) est une illustration d’un passage de l’Évangile selon saint Luc, le Paysan greffant un arbre (1865, Munich, Die neue Pinakothek) en appelle à Virgile (« Greffe tes poires, Daphnis, tes petits-enfants en cueilleront les fruits »), tandis que L’Attente (1861, Kansas City, The Nelson-Atkins Museum of Art) est une version moderne ou contemporaine d’un récit biblique, Le Livre de Tobie. Dante, Milton, Burns, Hugo hantent subtilement son imaginaire et son œuvre.

Millet n’est donc pas le « paysan complet, d’auprès de Cherbourg » décrit par les Goncourt. Il a lu, étudié, mais aussi regardé, observé la nature, les hommes et les paysages, qu’il restitue « de mémoire » après en avoir multiplié croquis et dessins, des « renseignements », comme il dit joliment, qui l’aident à peindre ; surtout et avant tout, il a nourri son regard des œuvres des maîtres. Dès son arrivée à Paris en 1837, il se rend au Louvre. Il y reviendra toujours, fasciné par les Primitifs, par « leur expression admirable de douceur, de sainteté et de ferveur », admiratif des Italiens, « si puissants », à l’école des Lesueur, Jouvenet, Poussin avant tout, face auquel il « aurait pu passer sa vie ». À tous ces maîtres, l’art de Millet doit beaucoup, qu’il s’agisse du traitement de l’espace, de la mise en place des figures ou de celui de l’emploi des couleurs, du bleu, du rouge et du jaune qui irriguent sa palette. Parmi ses contemporains, Delacroix l’intéresse passionnément, dont les tableaux ( Dante et Virgile ou Les massacres de Scio) lui semblent « grands par les gestes, grands par l’invention et la richesse des coloris », comme il l’avoue à Sensier. Avait-il conscience de formuler ainsi ce qui fut le programme de toute sa vie, gestes et couleurs se trouvant au cœur de son esthétique ?

Prisonnier d’une lecture critique portée par les enjeux ruralisants des années 1870, desservi en France par la trop grande présence de L’Angélus et l’absence de la grande majorité de ses tableaux, conservés surtout aux États-Unis et au Japon, le peintre Jean-François Millet ne trouve souvent grâce aux yeux des professionnels de l’art, que par ses dessins et ses pastels – admirables au demeurant – tandis que le peintre peine à sortir de l’ombre, faute de grande exposition monographique. Pourtant, les peintres, ses pairs, avaient su le regarder et le voir, depuis Jules Breton qui le percevait comme un « génie solitaire et sublime », « capable avec deux ou trois tons de remuer le fin fond de l’âme et chanter l’infini » jusqu’à Gauguin qui saluait « le grand poète », en passant par Redon. Celui-ci, dans une belle page écrite en 1878, disait toute son admiration pour Millet dont la grande originalité consistait « dans le bonheur qu’il eut de développer deux facultés rarement réunies chez le même homme et en apparence contradictoires : il fut peintre et penseur ». Et de cette affirmation, Redon concluait comme on le peut aujourd’hui : « Il y a dans l’étude de son œuvre matière à beaucoup réfléchir ». À admirer aussi.

Chantal Georgel
conseiller scientifique à l’Institut national de l’histoire de l’art

Source: Commemorations Collection 2014

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