Page d'histoire : Création de Tartuffe, ou l'Hypocrite de Molière 1664

L’École des femmes avait en 1662 valu à Molière et son premier triomphe et sa première Querelle : accusé de libertinage et d’obscénité, harcelé notamment par la puissante Compagnie du Saint-Sacrement de l’Autel, il s’était surtout vu reprocher son dessein d’élever la comédie au rang des grands genres. Cette société secrète, qu’animait le zèle de la Contre-Réforme et que protégeait la reine mère, prétendait réformer les mœurs et la politique du roi dans un sens plus catholique – plus favorable aussi aux intérêts de l’Espagne. La Cabale des dévots gênait donc Louis XIV, comme Richelieu et Mazarin avant lui, lui reprochant en outre sa relation avec Louise de La Vallière. Contre leur ennemi commun, le jeune souverain avait ostensiblement soutenu le comédien, dont la troupe était d’ailleurs celle de Monsieur, son frère, depuis 1658 : après l’avoir pensionné en juin 1663, il devint le parrain de son fils en janvier 1664. C’est encore à Molière qu’il confia la même année la partie théâtrale des « Plaisirs de l’île enchantée ». Cette fête magnifique, qui dura du 7 au 9 mai, mais se prolongea jusqu’au 13, permettait au roi, en présentant Versailles, d’annoncer un règne brillant et conquérant. Molière y donna La Princesse d’Élide le 8, Les Fâcheux le 11, Tartuffe, ou l’Hypocrite le 12 et Le Mariage forcé le 13.

Nous ne disposons pas du texte de ce premier Tartuffe. Il est néanmoins possible d’en reconstituer avec assez de probabilité la composition. La pièce devait comprendre les premier, troisième et quatrième actes de l’actuelle ; Valère et Mariane en étaient absents, et c’est de Damis que Tartuffe empêchait le mariage ; celui-ci portait un habit austère, spécialement le petit collet propre aux clercs qui n’ont pas encore prononcé leurs vœux définitifs ; elle s’achevait sur la défaite de l’hypocrite, confondu comme on sait par la ruse d’Elmire devant Orgon dissimulé sous la table. Cette trame suit d’ailleurs un des schémas traditionnels de la commedia dell’arte : un escroc s’impatronise dans la famille d’un dévot, entreprend sa jeune épouse sans que son hôte y croie avant d’assister, caché, à une seconde tentative de séduction. Peut-être était-ce même l’argument d’un canevas de Giulio Cesare Croce (1550-1609) intitulé Tartufo, mot qui désigne en italien la truffe, mais aussi le fourbe, et qui rappelle le Montufar de Scarron dans Les Hypocrites (1655). Bien qu’il eût apprécié la pièce, Louis XIV dut l’interdire : il venait de soumettre les jansénistes, largement représentés au sein du parti dévot, et ne pouvait prendre le risque, en paraissant complaisant, de susciter des désordres contre lesquels l’archevêque de Paris, Hardouin de Péréfixe, son confesseur et ancien précepteur, l’avait d’ailleurs mis en garde.

L’« affaire du Tartuffe » commençait. Cible de libelles d’une extrême violence, Molière reçut pourtant dès juillet l’approbation du légat du pape, le cardinal Chigi ; alors que le Grand Condé, après Monsieur le 25 septembre à Villers-Cotterêts, s’était fait donner la pièce, déjà remaniée, au Château-du-Raincy le  29 novembre, l’ancien protecteur de Molière, le prince de Conti, désormais confit en dévotion, publia, en 1666, un sévère Traité de la comédie et des spectacles. Le roi maintint quant à lui sa faveur à Molière, dont les comédiens devinrent en août 1665, après la création de Dom Juan le 15 février, Troupe du Roi. Il permit aussi, mais verbalement, la représentation, qui se fit le 5 août 1667, de Panulphe, ou l’Imposteur, pièce vraisemblablement peu différente de la comédie définitive. Mais le roi était aux armées dans les Flandres ; Lamoignon, président du Parlement de Paris, et membre de la Cabale, interdit la pièce. Il fallut attendre le 5 février 1669 pour que Le Tartuffe, ou l’Imposteur fût enfin autorisé. Louis XIV avait entre-temps dissout la Compagnie du Saint-Sacrement et la Paix de l’Église, conclue en 1668, lui laissait le temps d’imposer l’extension du droit de régale à tout le royaume, en 1673.

Pour tenter d’apaiser ses ennemis, Molière avait dès 1667 fait de son protagoniste un homme du monde et, plutôt que l’« hypocrisie », terme de morale chrétienne, prétendu dénoncer le seul forfait d’un « imposteur ». En vérité, il n’en rabattait pas sur le fond et les ambitions qu’il assignait à la comédie, mises en abyme dans le stratagème d’Elmire, étaient inacceptables pour les dévots : une parole profane et incarnée jugeait de la dévotion comme d’un comportement moral et social et en révélait, par le rire qui plus est, la vérité. La pièce illustre donc en elle-même, cette religion « traitable » et réductible à la raison naturelle que défend Cléante et face à laquelle le ridicule de Tartuffe et d’Orgon paraît bien découler de leur dévotion, réelle ou feinte. L’enjeu de la pièce est en outre éminemment politique, et le dénouement, en représentant l’intervention pour ainsi dire providentielle du roi, proclame, contre l’ostentation tyrannique du dévot, la transcendance absolue, et laïque, de l’État.

On comprend dès lors la place insigne qu’occupe Le Tartuffe, non seulement dans la Querelle de la moralité du théâtre, qui divisait l’Europe depuis le siècle précédent, mais aussi dans l’histoire de France, que signale l’imbrication toute singulière du littéraire et du politique et dont la pièce de Molière cristallise, on le voit, quelques-unes des caractéristiques cardinales. Elle n’a de fait jamais cessé d’être la plus jouée du répertoire classique.

Romain Vignest
docteur de l’Université Paris-Sorbonne
président de l’association des Professeurs de Lettres

Source: Commemorations Collection 2014

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