Page d'histoire : Parution de Lire "Le Capital", ouvrage collectif dirigé par Louis Althusser Novembre 1965

Louis Althusser et Hélène Rytman, fonds Louis Althusser / IMEC.
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Le séminaire organisé avec ses élèves par Louis Althusser à l’ENS de la rue d’Ulm, et publié en novembre 1965 par l’éditeur François Maspero, opérait la jonction de plusieurs courants caractéristiques de l’époque, mais hétérogènes, en même temps qu’il en signalait les résonances imprévues. Certains étaient purement hexagonaux, comme l’arrivée au stade réflexif du projet d’épistémologie historique impulsé par Bachelard, Canguilhem et Koyré, ou l’adaptation des débats relatifs à la méthode des sciences humaines et à l’anthropologie philosophique, marqués par la confrontation de la phénoménologie (Sartre et Merleau-Ponty) et du structuralisme (Lévi-Strauss et Lacan). D’autres étaient d’extension virtuellement mondiale, comme l’exigence d’une « reconstruction » du marxisme en dehors des schémas évolutionnistes du diamat stalinien aussi bien que de leurs renversements humanistes, qui se faisait sentir dans toute l’Europe occidentale, mais aussi en URSS et dans les deux Amériques, nourrie par la crise du communisme d’État (qu’on n’appelait pas encore « socialisme réel »), la radicalisation des mouvements de libération nationale (à laquelle, au sortir de la Guerre d’Algérie, de jeunes intellectuels français devaient être particulièrement sensibles), l’essor des luttes anti-impérialistes « tricontinentales », et la déstabilisation des régimes de reproduction sociale du capitalisme « keynésien » (qui mènerait bientôt aux révoltes de 1968).

En France même, le groupe « althussérien » (dans lequel, avec les cosignataires de Lire le Capital : Jacques Rancière, Pierre Macherey, Étienne Balibar, Roger Establet, il faut compter d’autres participants tout aussi actifs, dont Yves Duroux, Jacques-Alain Miller, Jean-Claude Milner, Robert Linhart) n’avait certes pas le monopole de ces engagements. Mais pendant une courte période, avant d’avoir pu se transformer en « école » et de se dissoudre, il engendra une fermentation d’idées particulièrement exaltée du fait que son activité se nourrissait d’aspirations révolutionnaires autant que spéculatives, et visait à dépasser de nombreuses « unités de contraires »

Plusieurs singularités frappent à la relecture, qui toutes renvoient aux tensions internes de l’orientation philosophique investie dans la « lecture » du Grand OEuvre de Marx. Elles affectent en particulier le sens du mot « théorie » (et donc son articulation à la « pratique ») : on voit bien que l’exposé de Jacques Rancière (portant sur la complexité du rapport entre les conceptions de l’aliénation dans les oeuvres de jeunesse de Marx et la théorie du « fétichisme » dans Le Capital) majore la fonction « critique » de la théorie, alors que celui d’Étienne Balibar (portant sur la structure formelle des « modes de production » et la possibilité d’en déduire une théorie générale des « phases de transition » historiques) majore, lui, son ambition « scientifique ». Ces divergences alors « invisibles » ne le demeurèrent pas longtemps, et l’on peut considérer comme significatif à cet égard (indépendamment même des oppositions politiques qu’il recouvrait, entre ralliement au maoïsme et fidélité au communisme du PCF) le choix partisan qui conduisit, à l’occasion d’une réédition « populaire » en 1968, à retrancher de l’ouvrage l’exposé de Rancière alors que celui de Balibar était maintenu et même augmenté.

Mais surtout, les tensions sont perceptibles au coeur des essais d’Althusser, où s’exprime pleinement l’orientation « théoriciste » de son oeuvre (plus tard renversée par de successives autocritiques) : voir d’un côté la notion de « lecture symptomale » d’un texte ou d’un événement, destinée à compléter celle de « coupure épistémologique », et marquant le point le plus avancé de sa tentative pour combiner la leçon de Marx et de Freud dans un même « matérialisme de l’imaginaire » ; de l’autre la dénonciation conjointe de « l’historicisme » gramscien et du « subjectivisme » lukacsien, qui léniniste du rejet simultané des « déviations » de droite et de gauche par rapport à une orthodoxie fixée a priori. Entre les deux, figure l’apport althussérien à terme le plus fécond, mais aussi le plus incertain de ses conséquences, relatif à la question décisive pour une articulation critique de la politique et de l’histoire : esquisse d’une théorie de la « temporalité multiple » des processus sociaux et de la « non-contemporanéité à soi » de tout présent, qu’il n’est pas inconvenant de confronter avec celles de Lévi-Strauss, de Heidegger, de Benjamin ou d’Ernst Bloch.

Les thèses de Lire le Capital connurent une fortune extraordinaire dans le monde entier, jamais séparable de très vives polémiques qui affectèrent aussi le travail et la vie de ses auteurs, tout en influençant le développement de différentes disciplines (de l’économie à l’anthropologie postcoloniale et à la critique littéraire). Tout en apparaissant comme constitutives de ladite French Theory, elles finirent cependant par passer au second plan derrière les enseignements de Lacan, Derrida, Foucault, Lyotard ou Deleuze. De même que l’oeuvre d’Althusser en général, elles semblent bénéficier en ce moment d’un regain d’intérêt, auquel ne sont évidemment pas étrangers les nouveaux « retours à Marx » suscités par l’aggravation des effets du néo-libéralisme mondialisé comme l’aspiration d’une nouvelle génération de philosophes à inventorier complètement son héritage conceptuel. Les commentaires que suscitera le cinquantenaire montreront s’il ne s’agit là que d’un rituel funéraire, ou du symptôme de l’actualité retrouvée de certaines questions théoriques. Pour le signataire de ces lignes, investi en l’occurrence du « devoir de mémoire » mais s’exprimant en son nom propre, celle-ci ne pourrait venir que d’une confrontation serrée avec d’autres « reconstructions » concurrentes, passées et présentes, et du constat que Lire le Capital posait beaucoup de problèmes, mais n’en résolvait aucun. Les deux vont d’ailleurs de pair.

 

Étienne Balibar
professeur émérite (philosophie morale et politique)
université Paris-X-Paris-Ouest-Nanterre-La Défense

Source: Commemorations Collection 2015

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