Page d'histoire : Jan Potocki Pikow (Pologne), 8 mars 1761 - Uladowka (Russie), 23 décembre 1815

Naître au XVIIIe siècle en Ukraine polonaise, aux confins de l’Europe, à proximité de l’Empire ottoman ne prédisposait pas à écrire en français, mais Jan Potocki, héritier d’une ancienne et puissante famille de magnats polonais, reçut une éducation française et ne sut écrire que dans cette langue.

Il commença par des relations de voyages, qui furent goûtées par Goethe et Mme de Staël : chez le voisin turc jusqu’en Égypte, dans la Hollande en  révolution, au Maroc. Il fut parmi les premiers à s’intéresser à l’histoire des Slaves, chercha leurs traces en visitant la Basse-Saxe. Les événements politiques que traversaient la Pologne et la France attirèrent quelque temps son attention et tentèrent sa plume, mais comme les choses graves ennuient toujours un peu, il donna aussi des parades et une comédie « andalouse » pour divertir ses proches.

Vers 1791, il met en chantier son grand roman, le Manuscrit trouvé à Saragosse ; il y travaillera jusqu’à sa mort, livrant trois versions successives, la dernière seule étant achevée, et offrant finalement à la littérature française du XVIIIe siècle sa seule grande oeuvre fantastique. Le héros erre dans la Sierra Morena, s’enfonce dans un récit labyrinthique à multiples croisements, rencontre d’étranges personnages, aussi fascinants par leurs aventures qu’audacieux par leur pensée. Les idées des Lumières trouvent assurément dans le Manuscrit une de leurs plus belles illustrations, mais Potocki, au nom même de ces idées, les soumet à une critique qui n’épargne ni les hommes ni les religions ni les savoirs.

Bien que le roman ait été publié en France (il est vrai, dans une édition peu respectueuse et en période de bouleversements, les années 1813-1814), il sombra assez vite dans l’oubli. Il bénéficia heureusement d’une traduction polonaise en 1847 et c’est par le canal de la Pologne, où il jouissait d’une grande renommée, qu’il fut redécouvert par Roger Caillois qui en donna une édition incomplète, mais fidèle à l’original, en 1958. Depuis, éditions et études se sont succédé ; Wojciech Has l’adapta pour le cinéma dans une magistrale réalisation en 1964.

Jan Potocki montra pour les excès de la France révolutionnaire la même indifférence que pour ceux de l’insurrection de Kosciuszko. En 1794, il s’installa en Allemagne où il poursuivit ses travaux d’histoire. À l’avènement de Paul Ier, il fit le choix de la Russie où étaient dorénavant situées ses propriétés. Il parcourut le Caucase en 1797-1798 et y dessina pour sa nouvelle patrie un vaste plan de colonisation. Le regard qu’il porta sur les peuples rencontrés à cette occasion annonce celui de Georges Dumézil. Des relations de famille lui permirent d’approcher du trône impérial et il fut successivement employé par Alexandre Ier à une ambassade vers la Chine, aux affaires asiatiques, à la direction d’un journal antinapoléonien : autant d’entreprises qui tournèrent court. Malade, trompé dans ses attentes, tourmenté par des déboires familiaux, il se retira en 1808 dans sa région natale et se consacra à son oeuvre : outre son grand roman, il se perdait dans d’interminables recherches d’érudition et de chronologie. Mais l’isolement était-il trop lourd ? Regrettait-il le temps heureux des voyages ? Son dernier geste fut celui du suicide.

Dominique Triaire
professeur à l’université Paul-Valéry-Montpellier-III

Source: Commemorations Collection 2015

Personnes :

Triaire, Dominique

Thèmes :

Littérature

Lieux :

Pologne

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