Page d'histoire : Paul Dukas Paris, 1er octobre 1865 - Paris, 17 mai 1935

Bien que né au monde en pleine période symboliste, Dukas fut en réalité un grand compositeur classique. Tout son art, quoique se déployant essentiellement sur des sujets de légende ou justement à caractère symboliste, montre un goût pour la clarté et l’ordonnance, une recherche de l’équilibre et du rationnel. Perfectionniste pathologique, il ne livrera qu’une douzaine d’oeuvres à la postérité.

Issu d’une famille juive assez modeste, Dukas perd sa mère à l’âge de quatre ans. Il restera une grande partie de sa vie près de son père, érudit austère et sous la protection d’un frère aîné complice. Ce n’est qu’après la mort de ceux-ci, à l’aube de la cinquantaine, qu’il se décidera au mariage. Son épouse Suzanne lui donnera celle qui éclairera enfin le caractère mélancolique du compositeur : sa fille unique, Adrienne-Thérèse, surnommée Nono.

Peut-être dans le souvenir de sa mère, elle-même pianiste remarquable, Dukas s’intéresse vers l’âge de quinze ans à la musique. Il entre dans la classe de Théodore Dubois au Conservatoire de Paris en 1882. Après avoir reçu l’enseignement de Mathias en piano et surtout de Guiraud en composition, il se présente deux fois au prix  second prix avec son Hymne au soleil (1888).

Sa carrière officielle comme professeur se déroule alors en province comme inspecteur de l’enseignement musical et à Paris au Conservatoire, dans la classe d’orchestre tout d’abord (1910-1913) et surtout la classe de composition à partir de 1928. Participant à la réédition des oeuvres de Jean-Philippe Rameau initiée par Camille Saint-Saëns, il publie également de nouvelles éditions révisées des sonates de Beethoven. Peu avant sa mort en 1935, cet homme discret et ne cherchant pas les honneurs, se retrouve pourtant membre de l’Institut.

En plein renouveau de la musique française, entre 1880 et 1920, Dukas, malgré son corpus restreint, réussira à se distinguer de ses contemporains fameux tels Saint-Saëns, Fauré, Chabrier, d’Indy, et surtout de son ami proche, Debussy, ou bien encore de Ravel.

Si dès 1897, L’Apprenti Sorcier fonde la renommée du jeune compositeur (définitivement entérinée par la version de Walt Disney dans son Fantasia de 1940), ce poème symphonique est précédé à son catalogue d’une ouverture, Polyeucte (1891), et d’une Symphonie en ut majeur (1896) qui révèlent déjà un compositeur rigoureux sans être académique. S’il nous laisse de remarquables pièces pour piano (Variations, interlude et finale, 1902), le Prélude élégiaque sur le nom de Haydn (1909) ou sa redoutable et exceptionnelle Sonate en mi bémol mineur (1900), Dukas écrit quelques pièces de circonstance qu’il hisse pourtant au-delà de l’exercice ou du simple hommage. Ainsi, la Villanelle pour cor (1905), commande du Conservatoire, ou La Plainte au loin du faune (1920), en hommage à Debussy, demeurent injustement dans l’ombre aujourd’hui. Mais bien plus encore, Dukas est un maître du timbre, un orfèvre de l’orchestration.

Il est bien l’un des plus grands orchestrateurs français dans la lignée d’un Berlioz et précédent de peu un Messiaen, son élève. Dukas élabore une orchestration qui lui est propre. Il aime créer l’inouï dans des associations de timbres inhabituelles. De plus, comme le remarque son ami Pierre Lalo à propos de son chef-d’oeuvre Ariane et Barbe-Bleue (1907) « L’orchestre le plus fort, le plus incisif, le plus sonore, le plus brillant que l’on puisse concevoir, n’emprunte rien à l’orchestre de Bayreuth ; ce n’est pas ce flot immense où tous les timbres roulent confondus ; c’est la netteté de l’orchestre classique, où chaque groupe d’instruments conserve sa fonction, sa vie propre […]. » Il ajoute par ailleurs : « De toutes les oeuvres de ce temps-là, c’est celle qui s’est le plus consciemment affranchie de l’imitation wagnérienne. Avec Pelléas assurément ; mais d’une autre manière. Pelléas ignore le wagnérisme ; Ariane le connaît et s’en délivre. »

Avec son autre ultime chef-d’oeuvre La Péri, « poème dansé » de 1912, Ariane et Barbe-Bleue demeure l’oeuvre qui nous livre la quintessence du talent du compositeur et de la pensée du dramaturge musicien que fut Dukas. Alliant la sensibilité la plus profonde et la construction la plus inspirée. Équilibrant la luxuriance des célèbres variations de la scène des pierreries, la scène finale de l’oeuvre montre toute la portée quasi métaphysique de l’oeuvre. Toujours selon les mots de Lalo : « Le sentiment y possède une intensité et une force extraordinaires ; mais il demeure continu, concentré, en même temps qu’à la beauté la plus pure. »

Autre facette moins connue de ce compositeur, son activité de critique musical avec un peu moins de 550 textes ! Comme en ombres chinoises, s’y dévoile son esthétique véritable. Là encore le rêve d’un opéra ou, selon son expression préférée, d’une poésie lyrique, oeuvre d’art totale, y apparaît clairement. Ces textes érudits, précis et teintés d’un humour raffiné et caustique défendent les compositeurs anciens (Rameau, Gluck ou Berlioz) ou analysent l’art de ses contemporains (Verdi, Strauss, Debussy, etc.). Leur valeur fait regretter l’absence d’une édition complète.

Dukas est un intellectuel sensible, un critique pédagogue, un penseur de la musique ou pour tout dire un compositeur philosophe comme il en est peu au monde des artistes créateurs. Et toute sa pensée, il nous la livre dans sa musique comme il l’écrit lui-même : « […] car la musique, plus qu’aucun autre art, plus vivement que la poésie, donne un corps aux aspirations vers l’infini. Son langage persuasif suffit à nous convaincre par la seule force de l’émotion, et nous la fait reconnaître comme le verbe même de l’Inexprimable » (in « Musique et comédie », Revue hebdomadaire, septembre 1894).

Marie-Laure Ragot
musicologue

Source: Commemorations Collection 2015

Liens